Peut-on prédire l’avenir ? – Sciences Critiques
Est-il possible de prévoir l’avenir dans le contexte du système technicien ? Si oui, dans quelle mesure cela peut-il s’envisager ? Et si non, quelles sont les conséquences ainsi que les leçons éthiques et politiques de cette analyse ? On ne devrait pas sous-estimer l’importance et la portée de ces quelques questions, pour notre destin partagé.
* * *

D
EPUIS Jacques Ellul, nous bénéficions d’une grille de lecture fort éclairante pour appréhender notre condition contemporaine en termes de « société technicienne » et de « système technicien ».
Notre société n’est plus principalement « capitaliste » ni même « industrielle », elle est à proprement parler « technicienne » : cela signifie qu’elle est mue de façon décisive par l’innovation technicienne, que l’on soit en démocratie ou en régime totalitaire, que l’on soit au Nord ou au Sud.
La Technique est définie par Jacques Ellul comme « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ». Elle est donc l’absolutisation de l’efficacité, valeur suprême sur l’autel de laquelle toute autre considération est sacrifiée.
C’est pourquoi on peut aisément s’accorder pour dire que la loi qui régit notre société technicienne est la loi de Gabor, qui s’énonce ainsi : « Tout ce qui est techniquement possible sera nécessairement réalisé ».
Le caractère systémique de notre « société technicienne » a pour double effet de la rendre toujours plus puissante et plus rapide et d’en faire en même temps un milieu toujours plus fragile et vulnérable.
Quant au concept de « système technicien », il désigne une modalité de la « société technicienne », déterminée par la révolution informatique. Un « système » est un ensemble de pôles étroitement reliés les uns aux autres, de telle sorte que tout ce qui se produit sur l’un des pôles a des répercussions majeures sur l’ensemble des autres pôles. La mise en réseau de l’ensemble des secteurs de la « société technicienne » est l’un des fruits de la prépondérance du numérique.
Ainsi, une innovation technique sur l’un des pôles impacte l’ensemble du système et accélère la marche générale à l’innovation. Inversement, une panne, un accident ou un attentat qui touche l’un des pôles peut entraîner une paralysie, partielle et ponctuelle ou sur le long terme, de la totalité du « système technicien ».
En d’autres termes, le caractère systémique de notre « société technicienne » a pour double effet de la rendre toujours plus puissante et plus rapide, dans une accélération permanente de l’innovation technique, et d’en faire en même temps un milieu toujours plus fragile et vulnérable. Nous sommes redevables à Jacques Ellul d’avoir montré cette ambivalence foncière du progrès technique et du système technicien : véritable colosse aux pieds d’argile.
Les difficultés de la futurologie tiennent en grande partie à une caractéristique de la Technique trop souvent négligée, voire occultée dans les discours technophiles : son ambivalence.
L’instabilité du système, malgré ses apparences de solidité et de puissance, pose la question décisive de la prévision. Si le socle de nos conditions d’existence tend à se fissurer, si les fondements mêmes de notre survie s’avèrent inconstants, sinon inconsistants, il nous importe au premier chef d’être capables de mesurer les conséquences de telle ou telle innovation, et donc de prévoir les différents scénarios de l’avenir.
La futurologie se voit érigée en discipline essentielle, vitale même. Parmi les diverses branches de la science, elle bénéficie d’un statut tout à fait privilégié. Et pourtant, dans le même mouvement, elle se voit disqualifiée. Comment comprendre ce paradoxe ?
Ici encore, les analyses approfondies de Jacques Ellul nous sont d’une aide précieuse. Les difficultés de la futurologie tiennent en grande partie à une caractéristique de la Technique trop souvent négligée, voire occultée dans les discours technophiles : son ambivalence. Il faut être très précis à ce sujet : ce n’est pas seulement le système technicien, qui doit être qualifié d’ambivalent, comme nous venons de le voir, puisque dans sa logique même il gagne sans cesse à la fois en puissance et en vulnérabilité. Mais il s’agit, en amont du système, du phénomène technicien lui-même, qu’il importe d’identifier et de caractériser comme ambivalent.
La Technique n’est ni bonne en soi, ni mauvaise en soi : les jugements manichéens à son propos ne sont plus guère l’apanage de quelques technophobes (adeptes de la pensée binaire) et de quelques technolâtres (d’inspiration transhumaniste notamment). La grande majorité des positionnements, dans les discours officiels comme dans l’opinion générale, se rattachent à la thèse de la neutralité de la technique, ce qui est une modalité policée de la technophilie.
Dire que la technique est neutre, c’est sous-entendre que notre conscience morale nous permet de ne l’utiliser que dans un sens positif, au profit de l’être humain, de son confort, de son bonheur, de ses droits, de sa liberté, etc. Ce qui repose sur un présupposé anthropologique qui table sur le caractère foncièrement vertueux de la nature humaine.
Jacques Ellul s’est toujours vigoureusement élevé contre cette thèse de la neutralité de la technique, en lui opposant celle de son ambivalence. Cela signifie que la même innovation technique a des effets positifs (en termes de confort, de rapidité, d’efficacité, etc.) et des effets destructeurs (en termes de dégradation de la qualité de vie, de multiplication des contraintes, de prise de risques, etc.), et que l’on ne peut rigoureusement pas avoir les premiers sans les seconds : les conséquences appréciables et les conséquences délétères sont absolument indissociables les unes des autres.
De nombreux exemples peuvent illustrer cette thèse de l’ambivalence de la technique : celui de l’énergie nucléaire (nous ne pouvons avoir de l’électricité non-émettrice de CO2 sans avoir les déchets à gérer, les risques d’accidents ou d’attentats, la généralisation de la surveillance, les liens avec le nucléaire militaire, etc.) ; mais aussi ceux de l’Internet (pas de mémoire faramineuse et d’ouverture au monde entier, sans addictions et pollutions à la source comme après usage des écrans), des Smartphones (qui sauvent des vies, mais qui en tuent tout autant), ou même des progrès médicaux (qui augmentent l’espérance de vie, tout en accroissant la dépendance des personnes de grand âge).
Il y a toujours un coût sociétal à payer pour le moindre progrès technique.
Il y a donc toujours un coût sociétal à payer pour le moindre progrès technique. Chacun de ces exemples, auxquels on pourrait aisément en ajouter des centaines d’autres, indiquent que l’ambivalence foncière de la technique est aisée à occulter, car ses effets positifs et négatifs ne concernent pas toujours les mêmes personnes, ou les mêmes lieux de la planète, d’où l’importance d’une pensée globale : c’est à ce niveau que s’impose à l’analyse le caractère ambivalent du phénomène technicien. Et la mise en balance des divers effets d’une innovation technique, afin de mesurer si les apports l’emportent sur les destructions − et donc si le risque vaut la peine d’être couru −, s’avère tout sauf simple.
C’est donc cette double ambivalence, celle du système technicien et celle de la Technique en tant que telle, que nous devons garder à l’esprit lorsque nous envisageons le problème de la prévision, et donc le statut de la futurologie. Or, tout progrès technique comporte trois sortes d’effets : voulus, prévisibles et imprévisibles.
Parmi les effets imprévisibles, il en est qui sont néanmoins probables. Ainsi, par exemple, tout pétrolier qui s’élance sur l’océan ne va pas essuyer une tempête à proximité de rochers, mais il est extrêmement probable qu’une prochaine marée noire se produira un jour ou l’autre.
D’autres effets imprévisibles sont totalement inattendus : les mesures de sécurité semblent être à leur maximum pour les centrales nucléaires des pays démocratiques ; et cependant, elles ne s’avèrent pas imparables. Faut-il arrêter les recherches, les innovations et leurs applications, en raison de risques possibles, mais incertains et localisés ? « C’est un choix de civilisation », dit Jacques Ellul.
Mais il est un double facteur supplémentaire et décisif, qui permet d’envisager de façon plus ajustée la question de la prévision : c’est, d’une part, la complexification inouïe du système technicien, et d’autre part l’inflation démesurée d’informations qui l’accompagne nécessairement. Ces deux éléments, étroitement corrélés, jouent cependant dans des directions radicalement opposées.
La complexité du système technicien est telle aujourd’hui que l’on a absolument besoin de tout prévoir, tout le temps, sous peine de catastrophe majeure. La moindre erreur de prévision s’avère désastreuse.
Données, chiffres, calculs, notes, indications, avis et préavis, contre-informations, réévaluations, mises à jour… L’excès d’informations provoque logiquement une désinformation.
Or, cette prévisibilité nécessaire est impossible, notamment par excès d’informations : les techniciens et les experts sont soumis à un déluge de données, à un véritable Niagara de chiffres, de calculs, de notes, d’indications, d’avis et de préavis, de contre-informations, de réévaluations, de mises à jour, et cela à un rythme en accélération permanente, de telle sorte que les capacités humaines d’enregistrement, d’intégration et de prises de décisions avisées sont débordées. L’excès d’informations provoque logiquement une désinformation.
C’est bien là l’illustration de ce que Günther Anders appelait la « Diskrepanz », c’est-à-dire la contradiction entre la complexité et la puissance des œuvres techniciennes et la vulnérabilité de l’être humain qui les a produites : contradiction insurmontable, source de « honte prométhéenne ». Ce décalage entre les rythmes humains et ceux des dispositifs techniques a également été remarquablement mis en exergue par Bernard Stiegler, sous le concept de « Disruption ».
Ce divorce absolu entre l’être humain et le système technicien a une conséquence majeure : c’est l’incertitude qui domine. Au vieil adage selon lequel : « Le pire n’est pas toujours sûr », véritable oreiller de paresse, Jacques Ellul répond qu’en fait, le pire est devenu possible et même probable.
C’est pourquoi il lui semble beaucoup plus sage et responsable de remplacer l’illusion de la prévision par la prévoyance, c’est-à-dire par la retenue et, chaque fois que le risque est hyperbolique, par l’abstention : « Dans la mesure où nous connaissons de moins en moins les conséquences de nos innovations et où nous sommes incapables d’inventer les parades nécessaires, il suffit d’infiniment peu pour nous lancer dans un risque absolu. Et c’est pourquoi actuellement toute croissance technicienne, augmentant infiniment le risque hypothétique mais absolu, me paraît strictement condamnable ». En effet, « l’indispensable prévoyance est notre seule chance de survie ».
Frédéric Rognon
> Illustration de Une : « Aero Cab » de Jean-Marc Côté / Wikicommons
* * *
Auteur : Gautier Demouveaux
Aller à la source