Portugal : recherche stabilité désespérément
La progression très rapide de la formation Chega (« Ça suffit », classé à l’extrême droite) lui a permis de devenir, à l’issue des législatives qui viennent de se tenir au Portugal, le deuxième parti du pays en nombre de sièges au Parlement. Dans un pays où les coalitions ont, depuis quelques années, tendance à s’effondrer bien avant la fin théorique de leur mandat, l’alliance de la droite et du centre droit actuellement au pouvoir va-t-elle pouvoir durer ?
« Rien ne sera plus comme avant ! » : en cette soirée électorale bis du 28 mai 2025, dix jours après « le jour historique » des élections législatives du 18 mai, quand le parti d’extrême droite Chega est arrivé en troisième position, talonnant en nombre de voix le Parti socialiste, le leader de Chega André Ventura revendique une « victoire éclatante ». Sa formation vient de remporter deux sièges (sur quatre) dans les deux circonscriptions des Portugais de l’étranger.
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Désormais, avec 60 députés sur 230, Chega devance le PS de deux sièges à l’Assemblée. André Ventura s’affirme comme « le chef de l’opposition », même si son parti a obtenu près de 5 000 voix de moins que le PS. Pour la première fois en cinquante ans de vie démocratique, l’un des deux partis phares d’un système politique longtemps qualifié de résilient est supplanté par une formation qui rejette les valeurs essentielles du « 25 Avril » et l’héritage de la Révolution des Œillets consacré par la Constitution d’avril 1976.
La fin du système bipartisan
Au soir du 18 mai, la majorité des deux tiers à l’Assemblée, requise pour réviser la Constitution, n’est plus l’apanage du PSD et du PS. Une majorité allant du centre droit à l’extrême droite pourrait même détricoter la Loi fondamentale à son gré, comme l’une de ses composantes, l’Initiative libérale (9 députés), rejointe par Chega, l’a clairement laissé entendre au lendemain du scrutin du 18 mai, afin que la Constitution ait « moins de penchant idéologique », qu’elle reflète une « société plus libre et autonome » et que l’État cesse d’avoir un rôle central dans l’économie.
Le séisme politique est donc de forte magnitude et la scène médiatique aux abois, oscillant entre sidération feinte et affliction de circonstance. Quant à André Ventura, il peut plastronner :
« Ne comptez pas sur nous pour le politiquement correct, parce que ce parti n’est pas politiquement correct. Ne comptez pas sur nous pour dire amen à l’idéologie du genre ou à ce qui se fait dans les écoles portugaises. Ne comptez pas sur nous pour dire amen à Bruxelles ! »
Après avoir salué les Portugais de l’étranger qui ont été deux fois plus nombreux à voter pour Chega en 2025 qu’en 2024 – « les émigrés savent ce qu’est le socialisme, la social-démocratie, la corruption, la subsidio-dépendance, et ils savent ce que c’est que de devoir lutter contre » –, Ventura reprend à longueur d’interviews les éléments de langage de sa campagne « Sauver le Portugal », dont la dernière semaine a été marquée par les deux malaises très médiatisés qui l’ont vu s’affaisser devant les caméras, au point de saturer l’espace médiatique. Avant de ressusciter, tout ragaillardi, au soir du scrutin, au sortir de la messe, fidèle à ses habitudes. Et de célébrer la fin du système bipartisan en appelant à « un changement de régime », l’Alliance démocratique victorieuse déjà dans son viseur.
Copier n’est pas penser
On aura beau jeu de rappeler que plus des trois quarts des électeurs n’ont pas voté Chega. Il n’en reste pas moins que ce parti d’extrême droite populiste et xénophobe a non seulement recueilli près de 270 000 voix de plus qu’en 2024 – plus de 1,43 million (contre 68 000 voix aux élections législatives d’octobre 2019, les premières auxquelles il concourait) –, il a aussi dicté l’agenda politique en déclenchant la crise qui a conduit, le 11 mars, à la démission du premier ministre Luis Montenegro (Parti social-démocrate, qui en dépit de ce que sa dénomination pourrait laisser croire, se situe au centre droit).
Il a surtout imposé ses thèmes de campagne – sécurité, « reconquête de l’Europe chrétienne », dénonciation de l’immigration, de la « subsidio-dépendance » et de la corruption. Au point que l’Alliance démocratique (AD) victorieuse (formée du PSD et du CDS, conservateur) a cru bon d’entonner elle aussi un discours anti-immigration en annonçant début mai l’expulsion de 18 000 migrants en situation jugée irrégulière, dont plus de 4 500 notifiés dans un délai de 20 jours.
À l’instar de plusieurs partis de sa famille politique en Europe (que l’on retrouve, au sein du Parlement européen, dans le groupe Parti populaire européen, PPE), l’AD a tenté de ne pas se faire siphonner son électorat en montrant sa détermination à contrôler l’immigration, pourtant vecteur indispensable de la croissance face au vieillissement de la population et à la chute de la natalité. Au risque de donner le sentiment de courir derrière un parti populiste et nativiste. Bref, de penser avant tout à copier, en oubliant que les électeurs préfèrent souvent l’original à la copie. Et que copier n’est pas penser.
Les recettes du succès de Chega
Avec les éléments de langage et punchlines qui émaillent le discours antisystème et xénophobe de Chega, réseaux sociaux et chaînes d’infos en continu raffolent d’André Ventura, considéré comme « un bon client » dans un contexte politique nourri d’imaginaire rance et sondagier. Au point que les journalistes ont pu jouer le rôle d’« aile armée du narratif de Chega », comme l’a démontré une étude procédant à un décompte très précis des interviews télévisuelles d’André Ventura, de loin les plus nombreuses depuis 2019. Que ce soit en termes d’audience ou de production de contenus, André Ventura écrase la concurrence, tant sur Facebook et Instagram que sur TikTok et YouTube. Lors de la dernière semaine de la campagne des législatives, ses quelque 9 millions de vues sur Facebook constituent un score près de neuf fois supérieur au nombre total de vues de tous les autres leaders de partis.
Quant à la désinformation électorale et à la diffusion de fake news sur les réseaux sociaux, de récentes études ont montré qu’elles ont fortement augmenté lors des deux dernières législatives, Chega en constituant la source essentielle, de même que son alter ego Vox en Espagne. En émule de Donald Trump, dont il s’est inspiré durant sa campagne, André Ventura cherche à « inonder la zone » (flood the zone), quitte à apparaître comme « un menteur compulsif ».
Chega se nourrit de cette dynamique systémique qui tend à « faire gagner les droites » en poussant les électeurs vers une droite toujours plus extrémiste, au Portugal comme ailleurs. Quant à la puissance des algorithmes, elle confère un avantage de taille à Chega, notamment pour séduire les abstentionnistes et attirer une partie de l’électorat des moins de 34 ans, ces hommes jeunes qui votent Chega, mais aussi Initiative libérale, privilégiant un discours antisystème de défiance à l’égard des deux grands partis « attrape-tout ».
Si les ressorts du vote Chega sont multiples, ils s’inscrivent dans un contexte de discrédit d’un système politique assimilé à la corruption, où les effets délétères des scandales à répétition se manifestent à chaque élection, les précédentes législatives, début 2024, l’ayant déjà montré.
Pourtant, au cours des derniers mois, Chega a traversé de fortes turbulences pour un parti qui ambitionne de « nettoyer le Portugal » (Limpar Portugal). Plusieurs de ses élus ont été épinglés pour diverses malversations et manquements à l’éthique. Rien n’y fait : André Ventura reste, pour une partie de l’opinion, celui qui peut « sauver le Portugal ».
Le sentiment d’insécurité – même si le directeur de la police portugaise a rappelé que « le Portugal est, heureusement, l’un des pays les plus sûrs au monde » –, la peur de l’autre empreinte de racisme, la frustration, la difficulté à se projeter vers l’avenir, la persistance des inégalités, tous ces ingrédients nourrissent ce « ressentiment de classe sans conscience de classe » analysé naguère par Wendy Brown. Un ressentiment qu’attise Chega dans une rhétorique qui se dit « ni saudosiste, ni futuriste », mais dont les ressorts sont d’essence salazariste avec un recours systématique à cette volonté de « sauver le Portugal » en dénigrant les « valeurs d’Avril » héritées de la révolution des Œillets. Le tout imprégné d’un discours trumpiste transnational qui vise à construire « une alliance civilisationnelle » en Europe en transformant ses systèmes politiques en « des nations chrétiennes comme la Hongrie ».
« La tâche n’est pas si compliquée. Nous devons rentrer chez nous et gagner chacun nos propres élections. Gagner, tout simplement », a rappelé le 27 mai Viktor Orban à Budapest lors de la réunion annuelle de la CPAC (Conservative Political Action Conference). CPAC à laquelle Ventura a participé en 2024 et en 2023 aux côtés d’Orban, l’un de ses modèles.

Compte X d’Andre Ventura
La droite à qui perd gagne ?
Si la stratégie de Luís Montenegro et de l’AD s’est révélée payante à court terme – près de 150 000 voix gagnées par rapport aux législatives de mars 2024 et 12 députés supplémentaires confortant sa base parlementaire –, elle répond à une volonté affichée de retrouver une stabilité politique disparue (la dernière mandature législative arrivée à son terme remonte à 2019) et d’incarner une confiance renouvelée dans le système politique.
Synonyme d’attractivité et gage supposé de croissance, cette stabilité suscite une quête effrénée. C’est en son nom que le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa, qui a pris la décision à trois reprises en trois ans – un record – de dissoudre l’Assemblée, vient de reconduire Luís Montenegro dans ses fonctions de premier ministre, ce dernier ayant été relégitimé par le scrutin du 18 mai après avoir pourtant été mis en cause et soupçonné de conflits d’intérêt avec son entreprise familiale Spinumviva. Ce sont « les garanties de stabilité » données par les responsables des principaux partis qui ont justifié la décision du chef de l’État. L’horizon politique du premier ministre s’est-il pour autant dégagé ?
L’effondrement de son principal concurrent, le Parti socialiste, semble éclaircir l’horizon. Passé de 42 % des suffrages à moins de 23 % en l’espace de trois ans, depuis les législatives de janvier 2022 qui lui avaient donné la majorité absolue des sièges à l’Assemblée (120 députés sur 230), le PS a perdu la moitié de ses sièges au Parlement (58 dans la nouvelle législature) et se trouve plongé dans une crise dont rien ne dit qu’il trouvera rapidement les clés pour l’enrayer.
La gauche en crise
Son secrétaire général Pedro Nuno Santos, qui avait succédé à Antonio Costa en décembre 2023, a annoncé sa démission le soir même du scrutin. Assumant sa part de responsabilité dans l’échec collectif, il a exprimé sa volonté de prendre du recul et de ne plus avoir à composer avec un chef du gouvernement dont la légitimé est, selon lui, plus qu’écornée par « l’affaire Spinumviva » pour laquelle il avait émis le souhait de convoquer une commission d’enquête parlementaire.
Le recentrage de son discours lors de la campagne n’a rien changé. Pour une partie des cadres du parti et pour ses adversaires, « PNS » incarnait une ligne trop à gauche, voire un gauchisme nimbé du souvenir de cette « geringonça » (alliance PS, PC et Bloc de gauche entre 2015 et 2019) stigmatisée par la droite et l’extrême droite. La guerre de succession a déjà commencé, l’aile centriste incarnée par José Luís Carneiro, ancien ministre de l’intérieur, ayant pris les devants en déclarant par avance ne pas s’opposer au vote du prochain budget. La traversée du désert risque d’être longue pour un parti divisé et affaibli par l’évaporation de son électorat traditionnel (seniors et femmes), alors que les prochaines échéances électorales – municipales à l’automne et présidentielle début 2026 – s’annoncent difficiles.
Le reste de la gauche n’est pas en meilleur état. La lente érosion du PC se poursuit (4 sièges avant les législatives, 3 désormais), alors que le Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda) n’a plus qu’une députée (contre 4 sièges en 2024). Seul le parti Livre (Libre) peut se réjouir de compter deux députés supplémentaires (6 sièges) en confortant son ancrage urbain auprès des jeunes. Dans cette traversée du désert qui s’annonce, la gauche sait pouvoir compter sur sa culture de résistance mise à l’épreuve sous la longue dictature salazariste. À condition peut-être de construire sans tarder les conditions d’une union préalable à toute reconquête et de « sortir de l’obsession du débat sur le “fascisme”, cet “autre” dont la simple évocation parait garantir la moralité et la légitimité des partis et des systèmes existants ».
Avec l’affaiblissement du PS, le premier ministre dispose d’un atout tactique de premier plan. D’abord pour mettre le PS sous pression lors des prochains débats au Parlement, notamment lors du vote du budget, en invoquant son sens des responsabilités et la sacro-sainte stabilité face à une extrême droite à l’affût. Quitte à en faire un simple supplétif de sa politique néolibérale. Ensuite, tout en ayant écarté l’idée d’un « accord permanent de gouvernance » tant avec le PS – reviviscence du « Bloc central » en vigueur de 1983 à 1985 –, qu’avec Chega – « Non c’est non » selon sa ligne de conduite depuis 2024 –, Luis Montenegro a précisé qu’il dialoguera avec toutes les formations politiques « dans la recherche des meilleures solutions législatives et gouvernementales pour répondre aux besoins des Portugais. » Si l’idée d’une révision constitutionnelle, qui « n’est pas une priorité du gouvernement », est provisoirement écartée, la menace d’une telle révision qui, pour la première fois depuis 1976, pourrait se passer de l’aval du PS, souligne la sujétion de celui-ci et le nouveau positionnement de Chega à la tête de l’opposition.
Chega, premier parti d’opposition… en attendant mieux ? en embuscade ?
Ce nouveau statut de Chega, outre les pouvoirs qu’il lui confère (deux représentants au Conseil d’État, nomination de trois juges au Tribunal constitutionnel, participation à la composition des listes de membres de l’autorité régulatrice de la Communication sociale et du Conseil supérieur de la Magistrature), contribue non seulement à le « banaliser » en le faisant accéder de plain-pied au mécano institutionnel, mais à renforcer ce « dissensus contraignant » souvent invoqué au sein de l’Union européenne pour dire que l’extrême droite n’a pas besoin d’être au pouvoir pour être influente.
Pour l’Alliance démocratique et le premier ministre Luis Montenegro, le risque est grand de voir Chega continuer de prospérer en jouant alternativement, sinon simultanément, la carte du politiquement incorrect et de la normalisation pour finir d’affaiblir le système bipartisan en s’attaquant au PSD et asseoir sa propre hégémonie. Au sein du parti dirigé par Luís Montenegro depuis l’été 2022, certains appellent de leurs vœux un dialogue renforcé avec André Ventura, transfuge de ce parti. C’est le cas notamment de l’ancien premier ministre (2011-2015) et ancien mentor de Ventura, Pedro Passos Coelho, parfois présenté comme le parfait antidote de Chega au sein du parti qu’il a longtemps présidé.
Bref, des dissensions sont déjà perceptibles au PSD et risquent de s’aviver dans la perspective de l’élection présidentielle début 2026. À peine annoncée, la candidature de l’une de ses figures de proue, Luís Marques Mendes, a suscité des réserves, alors que le propre prédécesseur de Montenegro à la tête du PSD, Rui Rio, vient de faire savoir qu’il soutiendra la candidature de l’amiral Gouveia e Melo dont il sera le mandataire national pour « unir les Portugais ». Chega semblant bien placé pour renforcer son ancrage local lors des prochaines municipales, notamment au sud du Tage – le 18 mai, il est arrivé en tête dans quatre districts de la région d’Alentejo –, les prochains mois s’annoncent d’autant plus compliqués que la stabilité invoquée repose sur des tactiques et des jeux d’appareil très éloignés des principales préoccupations de citoyens lassés par ces campagnes permanentes. De quoi alimenter un peu plus ressentiment et désenchantement, sans apporter de réponses, sinon celles d’une extrême droite à la vision déformée.
Yves Léonard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Yves Léonard, Membre du Centre d’histoire de Sciences Po et chercheur associé à l’université de Rouen-Normandie, Sciences Po
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