Pourquoi dit-on autant « du coup » ? Le langage d’une époque heurtée

Décryptage technologique

Pourquoi dit-on autant « du coup » ? Le langage d’une époque heurtée
Limbo Hu / Unsplash, CC BY

On l’entend partout. « Du coup » ponctue les conversations, s’invite dans les salles de classe, les plateaux de télévision, les pauses café. Tic de langage pour les uns, symptôme d’époque pour d’autres, cette locution adverbiale s’est imposée comme un élément récurrent du français oral contemporain. Peut-on voir dans cette prolifération un simple effet de mode, ou faut-il y lire le reflet d’une société heurtée, en quête de cohérence dans un monde désordonné ?


L’expression « du coup » connaît depuis deux décennies une explosion d’usage documentée par les linguistes. Lotfi Abouda est l’un d’entre eux. En 2022, il a publié une étude basée sur l’exploration d’un corpus oral d’environ 1,3 million de mots. Il constate une transformation quantitative spectaculaire : alors que seulement 5 occurrences du connecteur « du coup » apparaissent entre 1968 et 1971, on en dénombre 141 dans les données collectées depuis 2010.

Cette spécificité hexagonale est si marquée que d’autres communautés francophones l’utilisent comme détecteur d’origine géographique : au Québec, elle permet d’identifier immédiatement un locuteur français (tout comme l’expression « une fois » trahit instantanément un Belge). Par ailleurs, dans un corpus de 120 heures d’enregistrements analysé, sur 614 occurrences identifiées, 67 % sont produites par des locuteurs appartenant à la tranche d’âge 15-25 ans. Le phénomène semble donc générationnel.

Mécanismes et fonctions du tic langagier

En linguistique, le terme « tic de langage » est considéré comme péjoratif par les spécialistes qui préfèrent parler de « marqueurs de discours ». Julie Neveux, maîtresse de conférences à la Sorbonne, explique que ces expressions fonctionnent comme des « mots béquilles » qui « remplissent un vide » et sur lesquels « on s’appuie quand on cherche quelque chose à dire ». L’expression « du coup » connaît un processus de « pragmaticalisation » : d’expression consécutive, elle devient marqueur méta-discursif, servant à relier des segments de discours de façon plus ou moins motivée. Dans 82 % des cas, elle apparaît en position frontale dans l’énoncé, agissant davantage comme amorce de parole que comme véritable lien logique.

Le linguiste Roman Jakobson a théorisé cette fonction sous le terme de « fonction phatique » : ces mots ne servent pas à communiquer un message informatif, mais à maintenir le contact entre locuteur et destinataire, comme le « allô » au téléphone. « Du coup » remplit cette fonction de maintien du lien conversationnel, permettant de structurer la pensée, d’attirer l’attention et de meubler les silences potentiellement embarrassants.

Utiliser les marqueurs de son époque

Le sociologue Erving Goffman a développé une analyse des interactions comme « cérémonies en miniature ». Dans son concept de face-work (travail de figuration), il montre comment nos relations intersubjectives constituent un processus d’élaboration conjoint de la face, cette « valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement ».

L’expression « du coup » s’inscrit dans ce que Goffman appelle « l’idiome rituel » : ce vocabulaire du comportement qui transmet une image de soi conforme aux attentes sociales. En utilisant les marqueurs de son époque, le locuteur signale son appartenance au groupe social et évite les « fausses notes » qui pourraient compromettre l’interaction. « Du coup » permet de sauver la face, d’éviter le silence, de montrer qu’on maîtrise les codes implicites du dialogue. Il est un marqueur de coprésence, de continuité de l’échange.

Les « tics de langage » fonctionnent d’ailleurs souvent comme des marqueurs d’appartenance à un groupe sociologique ou générationnel. La génération qui emploie massivement « du coup » souligne inconsciemment son inscription dans l’époque contemporaine.

Le marqueur d’une époque heurtée

L’expression « du coup » trouve racine dans un mot prolixe en français : « coup ». Coup de foudre, coup dur, coup de théâtre, coup bas, tout à coup, coup de stress, coup de fatigue, coup de blues… Le lexème convoque systématiquement l’idée de choc, de rupture, d’événement imprévu. Cette prolifération du champ sémantique du « coup » dans la langue française contemporaine mérite analyse sociologique.

Le « coup » évoque la brutalité, la soudaineté, l’impact inattendu. Dans une société où l’accélération du temps social et la « modernité liquide » créent un sentiment d’instabilité permanente, cette sémantique du choc pourrait refléter l’expérience subjective d’une génération « heurtée » par les événements. « Du coup » résonne avec l’état d’un monde contemporain marqué par l’imprévisibilité, la discontinuité, la multiplication des « coups » de la vie, du sort, des événements.

Incertitude contemporaine et fragmentation du sens

La génération qui emploie massivement « du coup » est celle de l’incertitude : précarité professionnelle, flexibilité imposée, carrières en zigzag, information en flux continu, bouleversements technologiques continus. Les travaux sociologiques convergent pour décrire un individu contemporain « pluriel », « livré à ses expériences », évoluant dans un « monde de risques » où les repères traditionnels s’effritent.

Cette insécurité existentielle se traduirait-elle par ce que les linguistes appellent une « insécurité linguistique » ? Les formes de disfluence verbale (telles que “euh”, “hum”, ou “du coup”) ne sont pas de simples « parasites » : elles reflètent une tension émotionnelle ou une hésitation du locuteur, souvent nourries par une incertitude face aux normes ou à la maîtrise du discours, a fortiori dans un monde incertain. Dans ce contexte, « du coup » fonctionnerait comme une stratégie discursive de gestion de l’imprévisible, donnant une illusion de continuité et de conséquence, même quand le lien logique fait défaut (dans 45 % des usages).


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Du non-sens au sens adaptatif

« Du coup » peut être analysé comme une expression au sens flottant, contextuel, presque vide, mais ce « vide » est fonctionnel : il remplit, structure, rassure. Il devient l’indice d’une volonté de relier ce qui a été déconnecté, de remettre du liant dans un discours fragmenté par l’expérience contemporaine de la discontinuité. L’expression est à la fois le signe d’une perte de sens consécutif rigoureux et d’une créativité linguistique adaptative face aux mutations sociales.

« Du coup » pourrait ainsi cristalliser une angoisse civilisationnelle particulière, liée aux transformations sociales, économiques et technologiques que traverse la société française depuis les années 1990. En ponctuant le discours de cette expression, le locuteur contemporain simule la maîtrise des enchaînements logiques dans un monde qui lui échappe largement. L’expression devient progressivement « moins connecteur qu’actualisateur déictique », permettant à l’énoncé de « s’enraciner dans le contexte énonciatif occurrent ».

« Du coup » est bien plus qu’un tic de langage. Il est le miroir d’une époque déstructurée, d’une génération en quête de liens et de sens. Il semble dire le besoin de ré-agencer le monde, fût-ce à coups de remplissage verbal. Le langage, encore une fois, absorbe les tensions de son temps.

Une conclusion, du coup ?

« Du coup » pourrait ainsi être interprété comme l’expression linguistique d’une résistance inconsciente à l’effritement du sens : face à l’incompréhensibilité relative de notre condition contemporaine, nous persistons à maintenir l’apparence d’une maîtrise discursive. Cette stratégie énonciative révèle paradoxalement notre humanité : continuer à parler, c’est affirmer notre capacité à tisser du lien social malgré l’incertitude, à maintenir l’échange même quand la logique nous échappe. En ce sens, « du coup » constitue moins un appauvrissement qu’un symptôme de notre créativité adaptative face aux mutations de la modernité.

The Conversation

Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (U. de Bourgogne) et CERIIM (Excelia), Excelia

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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