Quelle place pour la musique francophone à l’ère du streaming ?

Décryptage technologique

Les algorithmes de recommandations des plates-formes de streaming traitent-ils différemment les musiques francophones ? Existe-t-il un biais algorithmique en défaveur des contenus francophones, français ou québécois ? Au contraire, les contenus produits aux États-Unis ou en langue anglaise sont-ils favorisés ? Dans quelle mesure les utilisateurs adoptent-ils des stratégies de découverte différentes pour les titres musicaux francophones ?


A côté de la radio, le streaming musical est aujourd’hui un mode d’accès à la musique dominant. Par conséquent, la majorité des revenus de la musique enregistrée est aujourd’hui issue de son exploitation sur les plates-formes de streaming, particulièrement grâce aux abonnements. Ces plates-formes ont introduit un nouveau modèle d’affaires : alors que dans le monde physique seul l’acte d’achat compte, chaque écoute d’un titre est désormais comptabilisée. Par ailleurs, elles proposent aux consommateurs des catalogues de plus de cent millions de titres, ainsi que des mécanismes pour pouvoir les guider face à ces ensembles gigantesques et faciliter la découverte : playlists éditorialisées, recommandations algorithmiques, etc.

Dans ce contexte, les gouvernements et acteurs de la filière musicale de certaines petites économies (dont la France et le Québec) ont fait part de leurs craintes quant à la découvrabilité des contenus locaux : ces derniers seraient moins facilement découvrables que les contenus d’une grande économie, États-Unis d’Amérique en tête. Cela conduit à s’interroger sur les façons dont les contenus francophones sont traités par les auditrices et des auditeurs et par les plates-formes de streaming, notamment via leurs systèmes de guidage des écoutes.

Pour répondre à ces questions, nous avons réalisé, avec une équipe de chercheurs, une étude qualitative, basée sur la conduite de 37 entretiens en France et au Québec auprès d’abonnés de plates-formes de streaming musical, ainsi qu’une étude quantitative consistant à auditer expérimentalement un algorithme de recommandations de Spotify.


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Usage non dominant des systèmes de recommandation

L’enquête qualitative menée par les sociologues Jean-Samuel Beuscart et Romuald Jamet montre qu’il existe des spécificités dans l’écoute de la musique francophone chez les Français et les Québécois (on la sollicite moins lors de tâches demandant de la concentration), mais pas en termes de découverte. La découverte musicale dépend de l’appétence des usagers pour cette pratique, et non de l’origine géographique ou de la langue des titres.

Pour découvrir ou redécouvrir des titres, ils peuvent avoir recours aux systèmes de guidage des plates-formes, mais pas de manière exclusive ou dominante : ces pratiques de découverte s’encastrent dans un panel de pratiques habituelles et socialement ancrées reposant principalement sur la découverte par les pairs et la radio.

Des recommandations en fonction des goûts des usagers

Les résultats de l’expérimentation indiquent que les recommandations produites par l’algorithme de Spotify tendent à respecter les préférences des individus : plus ils consomment de titres locaux et plus l’algorithme leur en recommande.

Par ailleurs, il n’existe pas de biais algorithmique en défaveur des titres produits en France ou au Québec, en comparaison des titres américains. En revanche, les titres francophones sont moins recommandés par l’algorithme que les titres en langue anglaise. L’étude révèle toutefois que ces biais en défaveur des titres francophones sont de faible ampleur.




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La réécoute favorise les biais algorithmiques

Cependant, lorsque les usagers choisissent de suivre systématiquement les recommandations faites par l’algorithme, l’ampleur des biais linguistiques en défaveur des titres francophones augmente largement au cours du temps et de forts biais géographiques apparaissent à l’encontre des titres produits en France ou au Québec. Un utilisateur fictif français ou québécois se fiant entièrement aux algorithmes finirait par voir ses préférences largement déformées : la part de chansons française ou québécoise décroît très fortement au profit de chansons états-uniennes en anglais. Ce phénomène ne se produit pas avec la même force pour un utilisateur fictif états-unien.

Cette hypothèse d’utilisateurs centrés uniquement sur l’écoute de titres recommandés, faisant fi de leurs préférences musicales initiales, ne correspond pas aux comportements observés actuellement : sur les plates-formes de streaming musical, la part des écoutes issues de recommandations algorithmiques est encore faible (30 % en moyenne). Il s’agit surtout de situation où l’exposition musicale est subie et/ou inattentive, comme lorsque l’on travaille, ou encore dans des lieux publics (café, etc.).

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Des résultats à surveiller

Notons que les résultats obtenus sont situés dans le temps. Les comportements d’écoute et de découverte, incluant davantage d’écoutes guidées par exemple, ainsi que des recommandations produites par l’algorithme peuvent évoluer. Ces dernières dépendent des usages qui viennent le nourrir, mais également du paramétrage par la plate-forme. La recherche de rentabilité semble passer pour certaines plates-formes par une réduction des coûts via des contrats proposant une meilleure exposition de certains contenus en échange de rémunérations plus faibles, la création de faux artistes utilisés pour compléter les playlists à côté de titres à succès, ou encore le recours à des titres créés par l’IA. Dans ces deux derniers cas, un souci d’économie d’échelle pourrait amener les plates-formes multinationales et/ou leurs fournisseurs de contenus à privilégier des titres en langue anglaise.

Notre étude débouche sur quatre recommandations.

D’abord, il est nécessaire de mesurer régulièrement si les contenus locaux sont traités différemment par les auditeurs et les plates-formes dans les processus de découverte de nouveautés musicales.

Ensuite, il convient de mettre en place des procédures pour de telles mesures : analyse de données macroéconomiques des parts de marché des titres locaux et réalisation de tests d’existence des potentiels biais. Ces tests pourraient être réalisés par les plates-formes de streaming (a minima sur les outils de guidage les plus utilisés) qui, en parallèle, devraient mettre à disposition des chercheurs et des institutions indépendantes (par exemple l’ARCOM en France ou le CRTC au Canada), via une procédure simplifiée, des données pour vérifier l’existence de biais.

Transparence et personnalisation des systèmes de guidage

La troisième recommandation porte sur la transparence des algorithmes par les plates-formes. Les consommateurs doivent pouvoir comprendre simplement comment fonctionnent les algorithmes qu’ils utilisent (ou souhaitent utiliser). C’est particulièrement vrai dans un contexte où le type de contenus recommandés par les plates-formes de streaming n’est pas contraint et dépend uniquement de leur volonté et de leurs intérêts économiques (pouvant être mêlés à ceux de certains acteurs dominants via notamment des liens contractuels et capitalistiques). Dans un souci d’autonomie de choix, les individus devraient également pouvoir personnaliser certains paramètres (comme l’origine géographique ou la langue).

Soutien à la diversité des mécanismes de découverte

La quatrième recommandation porte sur le fait d’encourager la diversité. Au sein des plates-formes de streaming, les systèmes de découverte éditorialisées et algorithmiques doivent varier selon différents critères pour limiter les potentiels biais sur des filières locales. Un soutien à la découverte via d’autres canaux que les recommandations des plates-formes de streaming doit également être valorisé. Dans un monde où la radio reste un canal de découverte central, elle doit continuer à être soutenue et poussée à la promotion de la diversité linguistique et la protection des contenus culturels locaux. La comparaison France/Québec indique également la nécessité de favoriser la diversité des expressions musicales au Québec (moins riche qu’en France), notamment en soutenant l’amont de la filière.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

Quelle place pour la musique francophone à l’ère du streaming ?

Marianne Lumeau a reçu des financements du ministère de la culture français et du ministère de la culture et de la communication québécois dans le cadre d’un appel à projet sur la découvrabilité.

François Moreau a participé à un projet financé par le ministère de la culture français et du ministère de la culture et de la communication québécois dans le cadre d’un appel à projet sur la découvrabilité.

Jordana Viotto a participé a un projet sur la découvrabilité des contenus numériques financé par le ministère de la culture français et le ministère de la culture et de la communication québécois.

Samuel Coavoux a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche (projet RECORDS, ANR-2019-CE38-0013).

Auteur : Marianne Lumeau, Maître de conférences en économie numérique, de la culture et des médias, Université de Rennes

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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