« Querer », « Adolescence »… les séries sont-elles plus efficaces que les campagnes de sensibilisation ?

À travers Querer et Adolescence, deux miniséries venues d’Espagne et du Royaume-Uni, 2025 aura vu la fiction européenne s’attaquer de front aux violences de genre et aux modèles de masculinité. Au-delà de leurs récits, ces œuvres posent une question cruciale : que peut la fiction pour sensibiliser à ces enjeux, dans les écoles, dans la sphère privée, comme dans l’espace public ?
On entend souvent que les séries influencent celles et ceux qui les regardent. Et généralement cette influence est décrite comme négative : les séries traduiraient et amplifieraient les stéréotypes, les violences, etc. Ce postulat est très éloigné des travaux de recherche. D’une part, ceux-ci démontrent que le public est (inégalement) actif, notamment en créant du discours face à ces imaginaires. D’autre part, les séries ne participent pas qu’à la diffusion de stéréotypes : elles les transforment et les tordent également.
Masculinité, violences sexistes… des séries qui permettent d’« en parler »
Adolescence est une minisérie britannique de quatre épisodes qui a été diffusée en mars 2025 sur Netflix. Elle suit la mise en accusation pour meurtre (d’une camarade de classe) d’un garçon de 13 ans. Abordant simultanément les questions de masculinité, de féminicide et de l’impact des réseaux sociaux, la série reçoit un fort écho en France et devient le centre d’une discussion sur l’éducation des garçons et le rôle de l’école dans la déconstruction de la masculinité.
Querer est également une minisérie de quatre épisodes, mais tournée et conçue en Espagne. Elle a été diffusée en France en juin 2025 sur Arte. Elle suit Miren, qui porte plainte contre son mari pour viols répétés, après trente ans de mariage. La série met notamment en lumière les réactions et le soutien contrastés des proches, la difficulté de ce type de procès et la normalisation des violences au sein des couples. Diffusée peu après le procès médiatisé de Mazan, la série bénéficie d’un important bouche-à-oreille.
Les séries participent de la mise à l’agenda politique et médiatique de ces questions. C’est d’ailleurs l’un de leurs objectifs assumés. Le réalisateur de Querer, Eduard Sala, a déclaré que la série visait « non seulement à divertir mais aussi à changer le monde ». Le scénariste d’Adolescence, Stephen Graham, a déclaré souhaiter que « la série provoque des dialogues entre les parents et leurs enfants », considérant qu’elle « n’est que le début du débat ».
Un rôle actif du public
Querer comme Adolescence sont des dispositifs efficaces pour parler des violences et harcèlements sexistes et sexuels (VHSS) car elles ont su trouver des relais médiatiques importants dans la presse, à la radio et à la télévision.
Mais ce n’est pas tout, si la sensibilisation par les séries se fait, c’est également que le public en parle, notamment le public le plus engagé : les fans. La série devient un levier pour entamer des conversations dans les communautés en ligne, pour sensibiliser à ces questions ou pour partager son expérience et ainsi mettre en lumière les réalités des VHSS.
A contrario, la série peut également provoquer des réactions de cyberviolence et de cyberharcèlement de la part de publics toxiques. Il suffit pour cela de regarder les commentaires des posts Facebook sur la série Querer, où féministes et masculinistes argumentent sur les thèmes de la série. Pour la série Adolescence, les commentaires sur les comptes Instagram de fans mentionnent le besoin de voir la série pour mieux comprendre les adolescents et leur vie privée et sociale.
Des pouvoirs publics qui se saisissent des séries
En juin 2025, s’inspirant d’une mesure prise au Royaume-Uni, la ministre de l’éducation nationale Élisabeth Borne a proposé que la série Adolescence soit utilisée comme support pédagogique à partir de la classe de quatrième. Querer (qui a reçu le grand prix au festival Séries Mania) semble emprunter le même chemin, notamment dans des formations en psychologie ou en criminologie.
Ce n’est pas la première fois que des séries sont mobilisées pour porter un discours de politique publique. En 2017, la série 13 Reasons Why, qui traite du harcèlement allant jusqu’au suicide d’une adolescente, avait bénéficié d’un site ressource avec des dispositifs de prévention et d’un documentaire post-série (Beyond the Reasons).
Utilisée dans des collèges et lycées anglophones avec des guides d’accompagnement pour éducateurs et parents, la série emboîte le pas d’une autre, plus connue encore : Sex Education. Celle-ci est la première teen serie portant aussi explicitement sur les questions de sexualité et de relations amoureuses, dans une approche sex-positive, très tolérante et ayant toujours à cœur la question du consentement. Un guide, « Le petit manuel Sex Education », a été mis à disposition pour des ateliers de prévention et de sensibilisation. Il est utilisé dans certains établissements scolaires. Bref, l’implémentation de séries dans des politiques éducatives ou de prévention : ce n’est pas tout à fait nouveau.
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Sensibiliser par ou avec les séries
Mais ne nous trompons pas : les séries, seules, ne constituent pas des supports de sensibilisation autonomes. Encore faut-il penser autour d’elles des dispositifs de médiation.
Les séries sont de plus en plus nombreuses à avertir de scènes de violences et à renvoyer vers des centres d’aide. Par exemple à partir de la saison 2, chaque épisode de 13 Reasons Why commence par un message d’avertissement : « Cet épisode contient des scènes qui peuvent heurter la sensibilité de certains spectateurs. » Un avertissement vidéo avec les acteurs précède également la diffusion : « Si vous êtes concerné par ces sujets, parlez-en à un adulte ou consultez le site 13reasonswhy.info ».
La série Sex Education s’est aussi prêtée à cet exercice : lors d’un épisode montrant une agression sexuelle dans un bus, des ressources officielles ont été diffusées sur les réseaux sociaux de la série et de la BBC, renvoyant notamment vers le centre d’aide britannique aux victimes de viol.
Les séries françaises sont plus discrètes dans l’intégration directe de liens dans les épisodes. Dans Skam, une série Slash/France Télévision qui suit le quotidien d’élèves de lycée, des messages apparaissent avec des liens vers le 3018 (cyberviolences), le 3919 (violences conjugales) ou vers SOS Homophobie à la fin de certains épisodes (notamment dans les saisons 4, 5 et 6, qui traitent respectivement de l’islamophobie, de la santé mentale et des violences contre partenaire intime). Le site Slash propose une page complète « Besoin d’aide », mentionnée dans les dialogues ou dans l’habillage final de la série.
Proposer des séries plutôt que des politiques publiques ?
Si sensibiliser aux questions de violences, de discrimination ou de santé mentale semble commencer à faire partie du « cahier des charges » implicite des séries qui abordent ces thématiques, séries et campagnes de sensibilisation publique ne sont pas en concurrence. Les séries résonnent avec le cadre légal de chaque pays de diffusion : la législation contre les violences de genre n’est pas la même en Espagne, en France ou au Royaume-Uni, et sa réception est propre à chaque contexte.
Dans certains cas, séries et politiques publiques peuvent gagner à jumeler leurs discours et leurs actions en matière de prévention et de sensibilisation. L’une des conditions est que les personnes en charge des actions de sensibilisation soient formées.
L’annonce aux agents de l’éducation nationale de l’arrivée d’Adolescence parmi les supports de sensibilisation pose ainsi question. Chez un grand nombre d’enseignants et d’infirmiers scolaires, les séries ne font pas partie de la culture pédagogique en routine. Sans culture commune (on pense notamment à des formations à l’outil sériel), il paraît abrupt de prétendre qu’une série puisse lutter efficacement contre les violences. D’autant plus que la série agit comme un révélateur de la parole, mais aussi des souvenirs – y compris post-traumatiques.
À cet égard, l’outil qu’est la série nécessite un double accompagnement par des encadrants formés à la fois à ce support mais aussi à l’accueil et à l’accompagnement de la parole.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Auteur : Mélanie Bourdaa, Professeure en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Bordeaux Montaigne
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