Qui fait la culture ? Le modèle français à l’épreuve des tensions budgétaires

Réductions budgétaires et logiques de concurrence mettent sous tension les différents acteurs de la culture publique. Une recomposition silencieuse du modèle français serait-elle en cours ?
Depuis un an, les coupes budgétaires annoncées par l’État et les collectivités territoriales bouleversent l’écosystème culturel français. Ces réductions sont plus complexes à appréhender qu’elles n’en ont l’air. Il demeure qu’elles ont un effet structurel majeur : elles mettent en tension les différents acteurs du secteur culturel public, dont l’équilibre reposait sur des soutiens croisés (État, régions, départements, villes). De plus, elles ravivent d’anciennes lignes de fracture entre ces acteurs de la culture inégalement dotés, renvoient à des conceptions différentes de la culture, et interrogent plus largement la pertinence du modèle français d’action culturelle fondé sur l’intervention publique.
Quatre grandes familles de professionnels face à la crise
La crise actuelle révèle avec acuité la coexistence, au sein du monde de la culture subventionnée, de quatre grandes familles d’acteurs aux logiques différentes – et parfois concurrentielles.
Un premier type d’acteur est constitué des structures les plus historiquement installées : théâtres nationaux, centres dramatiques, scènes nationales, opéras, musées nationaux, conservatoires. Elles concentrent environ 75 % des crédits d’intervention du ministère de la Culture affectés au spectacle vivant et bénéficient d’une multisubvention stable et pluriannuelle. Ce sont aussi elles qui disposent d’un personnel permanent (direction, technique, administration), et qui structurent l’agenda culturel national. Mais leur centralité symbolique et économique est aujourd’hui questionnée : ces structures restent souvent centrées sur une offre culturelle relevant des Beaux-Arts, de la création contemporaine, du patrimoine artistique. Actrices de la culture légitime, inscrites dans une logique de démocratisation culturelle et centrées sur des questions artistiques, elles apparaissent parfois éloignées des pratiques et des attentes de la population. De plus, leur gouvernance verticale fait parfois obstacle à l’expérimentation ou à l’inclusion.
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Compagnies indépendantes et collectifs artistiques
Les compagnies indépendantes et collectifs artistiques constituent un deuxième groupe d’acteurs qui apparaît de plus en plus dépendant du premier. Ils sont essentiellement financés sur projets, via appels à candidatures, aides à la création ou conventionnements limités dans le temps. Ces équipes sont au cœur de la création contemporaine, mais subissent de plein fouet les logiques de sous-traitance qui les assignent à un rôle d’exécutants, contraints de s’adapter aux conditions imposées par les institutions détentrices des lieux, des moyens et de la visibilité. Près de 80 % des compagnies n’ont aucun lieu de diffusion en propre, ce qui les oblige à négocier en permanence avec les institutions pour diffuser leur travail. Le Syndicat des Cirques et Compagnies de Création (SCC) a d’ailleurs rejeté, en février 2025, la « Charte des relations entre équipes artistiques et lieux » proposée par le Syndeac, l’une des principales organisations professionnelles du secteur culturel public, estimant que le texte renforçait cette logique de sous-traitance.
Secteur associatif et citoyen
Le tiers secteur culturel (associatif et citoyen) regroupe lui les initiatives culturelles locales citoyennes, souvent portées par des associations, des tiers-lieux, des collectifs d’habitants ou des structures hybrides. Ces acteurs incarnent une vision décentrée de la culture, centrée sur l’animation des territoires, les droits culturels, et la co-construction de l’offre avec les habitants. Loin des canons de la culture classique des grandes institutions, elles apparaissent plus en phase avec les pratiques culturelles réelles des Français et les dynamiques locales : pratiques amatrices, participation, ancrage dans les réseaux locaux. Si la logique artistique et la création peuvent irriguer ces initiatives, elles sont avant tout orientée vers l’animation, l’événementiel, l’expression et la créativité des habitants. Les coupes budgétaires fragilisent en priorité ces structures, car elles dépendent le plus des financements croisés et ne disposent ni de réserves ni de financements d’État direct. En mai 2025, le collectif MCAC (Mobilisation et Coopération Arts et Culture) mettait ainsi en avant dans une lettre ouverte à la ministre de la Culture que près d’une structure sur deux a subi des coupes de la part d’au moins deux niveaux de collectivités, menaçant la pérennité d’écosystèmes locaux entiers.

Mathieu Lacout, CC BY-ND
Les agents territoriaux
Enfin, un quatrième groupe d’acteurs, moins visibles, regroupe les agents territoriaux chargés de la mise en œuvre concrète des politiques culturelles au sein des collectivités locales : chargés de mission, médiateurs culturels, responsables des affaires culturelles dans les mairies, départements ou régions. Au fil des lois de décentralisation, les collectivités territoriales ont acquis un rôle majeur dans la gestion et le développement culturel. Elles ont ainsi pris en charge des compétences clés comme le soutien à la création artistique, la diffusion, l’éducation artistique et culturelle, la médiation culturelle, ou encore animent des projets d’inclusion sociale. Leur action repose souvent sur des partenariats avec des structures associatives, des établissements scolaires ou des institutions artistiques. Lorsque les budgets culturels sont revus à la baisse – ou coupés comme dans la Région Pays de la Loire – les conséquences sont immédiates : suppression de projets éducatifs, gel des subventions aux associations partenaires, fermeture temporaire ou définitive d’équipements culturels, etc. Ne sachant plus comment maintenir leur action sans moyens, ces agents expriment depuis quelques mois un profond sentiment de découragement, voire de désespoir.
Concurrentes plutôt qu’irréconciliables ?
Il serait excessif de dire que ces familles d’acteurs sont « irréconciliables » : des coopérations existent, des passerelles aussi. Mais la réduction de moyens observable depuis septembre 2025 les met en compétition directe pour l’accès aux subventions, aux lieux, à la reconnaissance institutionnelle. Cette mise en concurrence accentue les asymétries, renforce le pouvoir des structures les mieux dotées, et tend à marginaliser les formes plus fragiles et expérimentales.
Dans ce contexte, les débats sur la gouvernance, sur les droits culturels ou sur la légitimité des modèles économiques prennent une tournure conflictuelle. Le rejet de la Charte du Syndeac par le SCC, mentionné plus haut, en est un symptôme : derrière un désaccord sur les conditions de travail, se cache une fracture sur la définition même du pacte culturel républicain. Le SCC revendique ici une parole singulière, celle de « ceux qui font », en opposition à « ceux qui ont ». Plus qu’un désaccord financier ou professionnel, c’est un désaccord sur les fondements mêmes du pacte culturel. Qui décide ? Qui produit le sens ? Qui est légitime pour parler au nom de « la culture » ?
La poursuite du désengagement budgétaire, même marginal, risque ainsi de déséquilibrer durablement le modèle français de soutien à la culture. Elle renforce les logiques de sélection, de concentration des moyens, et affaiblit les formes culturelles les plus proches des publics éloignés de l’offre institutionnelle.
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
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