Raison d’être : une nouvelle arme stratégique pour les conseils d’administration européens ?

Décryptage technologique

Raison d’être : une nouvelle arme stratégique pour les conseils d’administration européens ?
Comme des centaines de grandes entreprises européennes, le groupe Véolia s’est doté d’une raison d’être. Shutterstock

Une étude menée auprès de 21 très grandes entreprises européennes comme Accor, Barclays, Decathlon, Enel, L’Oréal, Michelin, Philips ou RTL Group, révèle une approche nuancée du corporate purpose par les conseils d’administration des entreprises européennes interrogées. Quatre approches se dégagent: la raison d’être comme slogan, guide, style et boussole, chacune avec ses avantages.


Le 24 avril dernier, l’assemblée générale de Veolia a voté à plus de 99 % l’inscription de la raison d’être dans les statuts de la société. Ce qui veut dire que le conseil d’administration de Veolia plus encore qu’avant devra suivre la mise en œuvre de sa raison d’être par la direction générale de l’entreprise. Quelle sera son approche ?

Dans cet article, plutôt qu’une fois encore se poser la question du management de la raison d’être de l’entreprise (ou corporate purpose) par la direction de l’entreprise, nous nous demandons comment les conseils d’administration des grandes entreprises européennes orchestrent… leur administration. Pour rappel, le conseil d’administration organise les pouvoirs de décision, définit la stratégie de la société, et s’assure de sa mise en œuvre.

La récente étude menée par HEC Paris et Oxford University auprès de 21 très grandes entreprises européennes comme Accor, Barclays, Decathlon, Enel, L’Oréal, Michelin, Philips ou RTL Group, révèle une approche nuancée du corporate purpose par les conseils d’administration des entreprises européennes interrogées . Elle révèle une vision de la raison d’être comme un principe organisateur qui structure la prise de décision, définit les activités et contours identitaires de l’entreprise.

En Europe, au sein des conseils d’administration, quatre approches existent, que nous avons appelé: slogan, guide, style et boussole, chacune avec ses avantages et ses inconvénients. Le maître mot ? Ajuster l’approche de la raison d’être par le conseil d’administration avec les objectifs et les moyens donnés à la direction générale et au management pour sa bonne mise en œuvre.

Quatre approches de la raison d’être

Notre étude identifie ces quatre approches au niveau des conseils d’administration des grandes entreprises européennes. L’approche change selon deux dimensions : si le conseil, et ses comités associés se réfèrent à la raison d’être de façon implicite ou explicite et si les mesures, valeurs et comportements associés à la raison d’être sont abordés de façon générale – abstraite – ou précise – détaillée.

blank
Types de mode d’administration de la raison d’être au sein des conseils des grandes entreprises européennes. Motto signifiant slogan.
Fourni par l’auteur

L’une des conclusions les plus frappantes concerne l’importance cruciale de l’alignement entre l’orchestration au niveau du conseil et la mise en œuvre opérationnelle par le management. Les entreprises qui échouent à synchroniser ces deux niveaux risquent de dysfonctionner. Soit elles engagent trop de ressources, alors que leur mode d’administration ne le requiert pas. Soit elles engagent trop peu de ressources, alors que leur mode d’administration l’exigerait.

Le défi principal ne réside pas tant dans la formulation du corporate purpose, que dans sa traduction opérationnelle au sein des conseils d’administration, à l’interface des représentants des actionnaires – les administrateurs – et de ceux qui agissent pour le développement de l’entreprise – les managers.

Slogan : l’agilité au prix de la cohésion ?

L’approche « Slogan », implicite et abstraite, est la version la plus libre et fluide des quatre approches. Dans cette celle-ci, la raison d’être demeure implicite, car elle n’est pas inscrite dans des pratiques formalisées. Elle est invoquée sous forme de rappel lors de certaines décisions, sans processus formel au sein des comités. Prenons l’exemple d’une des entreprises interrogées.

« La raison d’être est partie intégrante de qui nous sommes et alimente la prise de décision, tant au sein du conseil qu’à l’intérieur de l’entreprise ». rappelle la présidence d’un comité interviewé

Cette approche permet une grande agilité, sans brider la capacité à innover rapidement. En laissant aux équipes de management la liberté d’interpréter la raison d’être selon leur contexte culturel et concurrentiel, elle autorise une forte résonance locale à la raison d’être. Elle séduit particulièrement les entreprises opérant dans des environnements complexes ou multiculturels. Cette flexibilité peut toutefois virer à la dispersion. Lorsque chaque filiale ou business unit s’approprie à sa manière les valeurs et la finalité de la raison d’être de l’entreprise, le risque existe de perdre la cohésion d’ensemble. Le sens commun s’effiloche, et avec lui, l’alignement stratégique.


Abonnez-vous dès aujourd’hui !

Chaque lundi, recevez gratuitement des informations utiles pour votre carrière et tout ce qui concerne la vie de l’entreprise (stratégie, RH, marketing, finance…).


Style : les valeurs comme moteur, au risque de l’ambiguïté ?

L’approche « Style » correspond à une compréhension implicite de la raison d’être par le corps social de l’entreprise corrélée à un suivi par le conseil d’un certain nombre d’indicateurs. Cette approche valorise la confiance et l’autonomie des dirigeants dans les propositions stratégiques qu’ils soumettent au conseil. En retour, le conseil suit des indicateurs d’engagement des salariés, de cohérence des valeurs dans les décisions, notamment au sein de comités spécifiques traitant de la stratégie ou de la rémunération des dirigeants.

Pour le management, le caractère implicite permet de s’appuyer sur la force de cultures professionnelles. Le suivi détaillé d’indicateurs fournit des appuis pour décliner des pratiques managériales au sein des unités opérationnelles. Comme pour l’approche « slogan », l’absence de cadre explicite peut générer des interprétations ambiguës de la raison d’être et mener à des incohérences. Chacun y projette son propre sens, au risque de créer de la confusion stratégique. Si des mécanismes de suivi trop lourds sont mis en place, cette approche se retrouve piégée dans une logique d’exécution… plus que d’inspiration.

Guide : des principes affichés, mais pas infaillibles ?

L’approche « Guide » rend explicites les valeurs de la raison d’être sans pour autant imposer un suivi détaillé d’indicateurs par le conseil d’administration. Ce mode d’orchestration renforce la coordination entre les équipes, installe une culture d’entreprise partagée par le plus grand nombre, ce qui favorise l’engagement des collaborateurs. Le conseil peut mobiliser la raison d’être au sein de comités, notamment le comité stratégique au sujet des cessions et des acquisitions. La raison d’être sert de guide informel pour orienter le management dans ses plans de développement de l’entreprise.




À lire aussi :
La « raison d’être » de l’entreprise rebat les cartes du jeu concurrentiel


Du point de vue de la direction générale, cette approche peut s’avérer difficile à suivre en l’absence de critères détaillés. La culture forte de l’entreprise peut, avec le temps, devenir une fin en soi, voire réduire la raison d’être à un symbole plutôt qu’un véritable moteur stratégique. En période de crise, en l’absence d’indicateurs suivis précisément par les comités du conseil, le « guide » peut être oublié pour se tourner vers les solutions plus immédiatement lucratives. Et le management pourrait prendre des décisions déconnectées de la raison d’être initiale, semant les graines de dilemmes futurs.

Boussole : aligner mais sans étouffer

Le modèle « Boussole » combine une explicitation de la raison d’être avec un suivi détaillé de nombreux indicateurs. Dans cette configuration, l’espace de jeu entre le conseil et le management est réduit : ils sont conjointement tenus responsables de la réalisation de la raison d’être.

« Les chiffres des budgets vus en conseil reflètent de façon précise et détaillée l’application factuelle de la raison d’être et le développement à long terme des projets qui viennent la soutenir », confie un président de conseil d’administration

Une autre présidente souligne que l’ensemble des comités (y compris celui sur les risques) se réfèrent explicitement à la raison d’être et aux indicateurs pour porter ses analyses. Cette approche crée une forte mobilisation, des comportements alignés et une cohérence globale. Cette rigueur a un prix. La mesure et le reporting de la raison d’être peuvent devenir complexes, voire paralysants selon certains dirigeants. Lorsque les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes élevées, le risque est de susciter incompréhensions, frustrations, voire désenchantement au sein de l’entreprise.

La raison d’être s’administre autant qu’elle se manage

L’avenir du corporate purpose en Europe ne se résume pas à une compliance réglementaire ou à une stratégie de communication. Non plus à un ensemble de pratiques managériales. Pour en retirer le meilleur, il s’agit de bien aligner les pratiques du conseil d’administration et les demandes et moyens alloués au top management pour mettre en œuvre la raison d’être. Quatre approches existent, chacune avec ses forces et ses faiblesses.

Nous pensons que cette conception européenne du corporate purpose, ancrée dans l’histoire du continent et tournée vers l’avenir, dépasse désormais la simple question du management. Elle concerne la définition, le rôle et les responsabilités des membres des conseils d’administration et plus généralement de la gouvernance des entreprises, au service d’une compétitivité repensée dans ses dimensions, sa finalité, et sa temporalité.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

Auteur : Rodolphe Durand, Professeur, stratégie et Politique d’Entreprise, HEC Paris Business School

Aller à la source

Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

Artia13 has 2619 posts and counting. See all posts by Artia13