Décryptage technologique

« Regime change » en Iran : la stratégie à la Bush de Benyamin Nétanyahou

Spécialiste du Moyen-Orient, la politiste Myriam Benraad souligne les parallèles qui existent entre le discours volontariste du premier ministre israélien à propos de l’Iran et la vision claironnée en leur temps par les néo-conservateurs de l’entourage de George W. Bush, qui affirmaient qu’en renversant le régime tyrannique de Saddam Hussein en Irak, ils ouvriraient dans l’ensemble de la région une nouvelle page, démocratique et constructive. Entretien.


Ce lundi, un journaliste d’ABC a demandé à Benyamin Nétanyahou si l’élimination physique du Guide suprême de l’Iran, Ali Khamenei, que le premier ministre a ouvertement envisagée, ne risquerait pas de provoquer une escalade du conflit. Nétanyahou a répondu que, au contraire, cela y mettrait fin. D’où lui vient une telle conviction ?

Sa vision de la situation est quasi médicale : il considère que le régime iranien constitue une sorte de maladie dont le Moyen-Orient souffre depuis 1979, et que pour se débarrasser de ce mal et de toutes ses métastases, il convient d’éliminer ce qui se trouve à sa racine, à savoir la figure la plus influente de la République islamique, qui demeure le Guide suprême. On peut aussi parler de vision « effet domino » : en neutralisant les premiers cercles, on s’attend à ce que les niveaux situés immédiatement au-dessous de ceux-ci se délitent suivant une réaction en chaîne – a fortiori si la population, sentant le pouvoir affaibli, se soulève contre lui.

Cette approche mise en avant par Nétanyahou est bien sûr très simpliste. En réalité, rien ne dit que supprimer le Guide suprême provoquera ce type d’« effet par ricochet ». Et rien ne dit non plus que la population se soulèvera en masse : même ceux hostiles au régime, et ils sont nombreux, sont susceptibles de craindre le vide et le chaos que créerait son effondrement soudain. Sans oublier, à l’évidence, que lorsqu’on évoque l’Iran d’aujourd’hui, on évoque en l’espèce un régime autoritaire qui a tout fait pour empêcher l’opposition interne de se structurer et l’a réprimée avec férocité.

Nétanyahou affirme pourtant que la population iranienne pourrait se rebeller contre ce régime dictatorial

Quand j’entends ces propos, je me remémore le printemps 2003, lorsqu’à la veille de leur intervention militaire en Irak, les États-Unis étaient convaincus que la population irakienne les accueillerait en grands libérateurs ; on sait ce qu’il en a été, quand bien même Saddam Hussein était à la tête d’un régime violent et détesté par une grande partie de ses citoyens.

Avant la Révolution islamique de 1979, Israël et l’Iran du Chah entretenaient plutôt de bonnes relations ; Nétanyahou pense-t-il qu’il est possible de retrouver un jour à Téhéran un pouvoir qui serait pro-occidental et favorable à un rapprochement avec Israël ?

Il est vrai que l’Iran a longtemps compté, aux côtés de la Turquie, parmi les rares pays du Moyen-Orient à entretenir d’assez bons rapports avec Israël. Ce pays qui est aujourd’hui l’ennemi viscéral de Tel-Aviv est ainsi, paradoxalement, considéré par certains dirigeants israéliens comme le seul qui pourrait véritablement normaliser ses relations avec Israël et revenir à une entente stratégique – ou à une forme durable de coexistence pacifique. Ce dont les Israéliens ne croient pas la plupart des États sunnites capables.

En effet, le Hamas, ainsi que le Djihad islamique, les deux principaux mouvements armés palestiniens, sont sunnites ; et quoique l’Iran se soit, ces dernières années, indiscutablement rapproché d’eux, ce sont avant tout les États sunnites de la région qui les ont soutenus sur un plan historique. Il existe en Israël la conviction qu’une fois la République des mollahs défaite, un régime pro-occidental et donc pro-israélien pourrait s’y installer, un régime qui aurait avec l’État hébreu des affinités beaucoup plus fortes que n’importe quel régime sunnite au Moyen-Orient, y compris l’Égypte et la Jordanie, qui sont officiellement en paix avec Israël.

Or il y a une large part d’anachronisme dans cette représentation. La société iranienne a profondément changé depuis 1979. Il serait impossible de justifier un retour de la monarchie des Pahlavi aujourd’hui. Et, par ailleurs, la vie politique du pays étant ce qu’elle est, il n’existe aucun parti qui pourrait prendre la suite du régime actuel si celui-ci venait à chuter. En cas d’effondrement de la République islamique, on pourrait voir se matérialiser un scénario à l’irakienne, qui se retournerait finalement contre les promoteurs du « regime change », c’est-à-dire une situation de chaos avec des effets inattendus et, en tout cas, qui ne seront pas ceux souhaités par Nétanyahou et ses alliés.

Même si le régime iranien survit à l’attaque actuelle, on peut s’attendre à ce qu’il en ressorte affaibli. Des décennies durant, Téhéran a porté un discours révolutionnaire dans tout le monde musulman et a noué des liens très étroits avec des régimes ou mouvements chiites de la région, mais aussi, vous l’avez évoqué, avec certains groupes sunnites tels que le Hamas. Aujourd’hui, l’ère de ces ambitions régionales est-elle révolue ?

Oui. On est, en Iran, dans un moment post-révolutionnaire. Le régime n’a plus la capacité d’exporter sa révolution à l’extérieur de ses frontières, comme il l’a longtemps désiré. D’ailleurs, c’est un aspect sur lequel les Occidentaux ont insisté pendant des années dans le cadre des négociations sur le dossier nucléaire : en contrepartie de la levée des sanctions, il était attendu non seulement que Téhéran s’astreigne à un programme exclusivement civil, mais aussi que le régime islamiste chiite cesse son soutien au Hezbollah et à à un certain nombre de groupes ailleurs dans la région. L’Iran n’en a rien fait. Il a maintenu ses canaux d’influence, et il les a même renforcés, que ce soit en Irak ou en Syrie pendant la guerre civile. Et le régime s’est aussi nettement rapproché du Hamas, tout en menaçant constamment Israël d’une destruction totale.

Tout cela a fini de convaincre une partie de l’establishment politico-sécuritaire israélien que l’Iran constituait une menace existentielle. L’idée s’est imposée que la République islamique était résolue à acquérir l’arme nucléaire, et que les négociations auxquelles elle participait et l’accord de Vienne de 2015 n’étaient qu’une façon de gagner du temps. Dès lors, toute négociation qui aboutirait à ce que l’Iran conserve un programme nucléaire, même exclusivement civil, n’était pas acceptable depuis Tel-Aviv. Car un jour ou l’autre, ce programme finirait par être militarisé, et Téhéran attaquerait potentiellement Israël pour l’annihiler. Cette certitude s’est définitivement imposée et généralisée avec le pogrom du 7 Octobre.

Mais ce massacre a été commis par le Hamas, pas par l’Iran…

Israël considère que le 7 Octobre est, fondamentalement, une opération qui a été guidée par l’Iran. Le Hamas s’est empressé de déclarer qu’il avait conduit l’opération seul, sans que Téhéran soit impliqué. Mais les Israéliens ne le croient pas. Quelle que soit la réalité du rôle qu’y a joué l’Iran, les Israéliens lui attribuent la responsabilité des faits. La République islamique est à leurs yeux la première coupable du plus grand massacre de Juifs commis depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette conviction est venue accréditer l’idée que les mollahs souhaitent coûte que coûte la destruction intégrale d’Israël et du peuple juif.

Cette volonté de détruire Israël a-t-elle été affirmée dès l’avènement de la République islamique en 1979 ?

En effet, depuis 1979, le discours iranien est extrêmement virulent. C’est un discours qui fait de l’Amérique et d’Israël un double adversaire existentiel à abattre par tous les moyens, à travers toutes sortes d’attaques, qu’elles se déroulent dans des pays au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde. Ce n’est pas un hasard si dès le 13 juin 2025, les États-Unis ont ordonné l’évacuation de la plupart de leurs personnels encore présents en Irak, de crainte que les Iraniens, ou les milices irakiennes locales s’en prennent à eux. Bref, pour en revenir à Israël, et sans justifier l’attaque actuellement en cours, il faut bien reconnaître que la République islamique n’a cessé de le menacer d’une destruction imminente, et qu’une telle destruction deviendrait possible si l’Iran disposait de l’arme nucléaire.

Iran-Israël-USA : La longue guerre (½), | Arte, 13 juin 2025.

Pour autant, sauf erreur, la République islamique n’a jamais officiellement déclaré qu’elle voulait obtenir l’arme nucléaire. Elle a toujours affirmé que son programme nucléaire était à destination civile uniquement…

En effet, mais beaucoup d’éléments laissent à penser qu’il s’agissait d’un objectif dans la durée, même non assumé. Cette hypothèse semble confirmée par le développement d’infrastructures nucléaires relativement clandestines, par exemple celle de Fordo, dans une région montagneuse peu accessible et enterrée en profondeur, de sorte qu’il est très compliqué de l’atteindre. On sait que l’Iran a dissimulé un certain nombre d’éléments concernant ses intentions réelles en matière nucléaire, ce qui a alimenté la paranoïa d’Israël et de ses partenaires occidentaux. Et puis, l’Iran a objectivement de bonnes raisons de souhaiter disposer de l’arme nucléaire : ce serait un moyen de pression et de dissuasion terriblement efficace contre l’État hébreu et tout autre adversaire.

De pression, de dissuasion… et, selon Israël, de destruction : les Israéliens affirment que si l’Iran obtient la bombe, ce sera pour l’utiliser au plus vite contre les villes israéliennes. Selon vous, dans un scénario où l’Iran finirait par avoir la bombe, l’emploierait-il immédiatement, afin de réaliser cet objectif claironné depuis plus de 45 ans qu’est la destruction d’Israël ?

Les Iraniens ne sont pas suicidaires. Même s’ils obtiennent la bombe, ils ne vont pas aller vers une guerre de destruction mutuelle. Ils savent parfaitement que projeter des missiles nucléaires contre Israël impliquerait nécessairement une riposte et le risque d’une destruction réciproque serait extrêmement élevé. En revanche, si l’Iran avait la bombe, on entrerait au Moyen-Orient dans une sorte de guerre froide qui contraindrait les Israéliens sur un certain nombre d’aspects, notamment la problématique palestinienne. Et les Israéliens ne veulent absolument pas d’une telle configuration qui constitue leur hantise. Pour eux, il n’est pas question qu’un acteur au Moyen-Orient outre eux-mêmes dispose de cette arme, l’arme par excellence.

Israël n’est pas le seul parmi les pays de la région à ne pas vouloir que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. On imagine que l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Turquie et, fondamentalement, tous les autres pays, même les puissances plus lointaines, préfèrent que l’Iran n’ait pas la bombe. Même si ces pays ont condamné l’attaque israélienne, n’y a-t-il pas un soulagement chez tous ces acteurs, qui ont dû être nombreux à penser l’Iran était sur le point d’obtenir l’arme nucléaire et que grâce à l’intervention israélienne, son programme était, si ce n’est détruit, au moins significativement freiné ?

Oui, c’est manifeste. D’autant qu’un certain nombre de pays arabes sont en lutte contre les Frères musulmans, c’est-à-dire contre un islam politique dont on sait que la République islamique, quand bien même les Frères sont de confession sunnite, a été un appui à la fois symbolique, logistique, financier et militaire. Le Hamas, qui est issu de la matrice des Frères musulmans, n’est pas seulement l’ennemi d’Israël, mais aussi celui des régimes arabes sunnites, à commencer par l’Égypte, qui voient d’un très bon œil cet affaiblissement de l’Iran, car mécaniquement, ce dernier signifie leur propre renforcement. L’Arabie saoudite est soulagée parce que l’Iran se trouve à sa porte et lui dispute depuis longtemps le leadership dans la région. La Turquie, de la même manière, ne voudrait pas à sa frontière d’un Iran nucléarisé…

Toutefois, ce n’est là qu’un des éléments de ce qui est en train de se dérouler. Car la volonté hégémonique d’Israël pose quand même problème à certains États arabes qui craignent que ces agissements n’aboutissent, quoi qu’en dise Nétanyahou, à une déstabilisation plus grande encore du Moyen-Orient. Un certain nombre de pays se livrent à un jeu d’équilibriste pour essayer d’éviter l’embrasement total qui, à leurs yeux, provoquerait une déstabilisation systémique.

Peut-on imaginer que le régime iranien, au lieu de chuter totalement, évolue vers une sorte de dictature militaire dirigée par les Gardiens de la révolution ?

Oui car, comme je l’ai précisé, il n’existe pas d’opposition démocratique solide et structurée en Iran, notamment en raison de la violence de la répression qui frappe depuis des décennies tous ceux qui osent contester le régime islamiste en place. Alors, que reste-t-il comme force sur le terrain ? Les Gardiens, l’armée… On pourrait voir émerger une junte, une sorte d’oligarchie militaire et sécuritaire qui prendrait la suite et pourrait être encore plus dure parce qu’elle considérerait qu’à la suite du changement de régime, il faudrait reprendre le pays en main et qu’un rétablissement de l’ordre ne pourrait passer que par la répression.

Je pense par conséquent au changement de régime en Irak qui n’a pas du tout accouché d’une démocratie, mais de ce type d’oligarchie autoritaire. Je songe aussi à la Syrie qui est en train de se transformer en dictature autoritaire à visage islamiste, et non plus laïque. On en revient aux limites de cette fameuse doctrine de démocratisation du Moyen-Orient que souhaitaient les Américains au début des années 2000, au lendemain du 11 Septembre. Ce même 11 Septembre auquel les tueries du 7 octobre 2023 ont fréquemment été comparées. Quand il mentionne un changement de régime en Iran, Nétanyahou entend répliquer cette approche très bushienne de grande transformation démocratique et libérale de la région, une séquence ouverte dès le 11 Septembre. Mais il se met sans doute le doigt dans l’œil s’il croit que les choses vont se passer aussi simplement.

Une dernière question. Vous rentrez tout juste d’Irak. Comment la guerre entre Israël et l’Iran y est-elle perçue ?

L’Irak vit des heures très difficiles. Ce pays où s’est produit un changement de régime comparable à celui qui est envisagé aujourd’hui en Iran est en phase de reconstruction. Il tente de se rétablir. Il a fait les frais de ces projections idéologiques d’un « nouveau Moyen-Orient » fantasmé par les néo-conservateurs de Washington, et se retrouve dans une situation plus que délicate. La reconstruction est lente, la situation économique précaire, et on observe un retour à l’autoritarisme, le tout dans un pays encore infiniment fragmenté. Du côté de l’Irak, on observe le conflit entre Tel-Aviv et Téhéran avec beaucoup d’appréhension, avec la crainte qu’un changement de régime en Iran ne conduise à un nouveau cycle d’instabilité. On ne sait que trop bien, en Irak, ce que suscite un « regime change » maladroitement imposé depuis l’extérieur…


Propos recueillis par Grégory Rayko

« Regime change » en Iran : la stratégie à la Bush de Benyamin Nétanyahou

Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Myriam Benraad, Responsable du Département International Relations and Diplomacy, Schiller International University – Enseignante en relations internationales, Sciences Po

Aller à la source

Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

Artia13 has 3430 posts and counting. See all posts by Artia13