Repenser l’État de droit pour le XXIᵉ siècle

La liste des droits et libertés comme leur articulation ont significativement évolué depuis 1789 et tout au long des XIXe et XXe siècles. À partir des années 1970, les droits économiques s’imposent au détriment des droits sociaux. Comment penser la hiérarchie des droits au regard des défis – notamment environnementaux – du XXIe siècle ?
Parce que « tout problème est une opportunité déguisée », comme l’explique Deepack Chopra, les critiques contre l’État de droit sont l’occasion de repenser sa finalité, de façon à l’adapter aux défis du XXIe siècle.
Trait caractéristique des démocraties libérales, l’État de droit subit en effet aujourd’hui le feu des régimes autoritaires ou « illibéraux » et d’une Amérique ploutocratique.
Or, s’il convient de le préserver, c’est parce qu’il permet une soumission effective des autorités publiques au droit qu’elles édictent, afin de prévenir leur arbitraire et d’assurer le respect des droits et libertés de chacun, sous le contrôle de juges indépendants du pouvoir politique et impartiaux.
Mais, ce n’est pas parce qu’il convient de défendre le principe de son maintien, qu’il faut faire l’économie d’une réflexion sur son évolution. Il paraît notamment nécessaire de repenser la relation des droits économiques (droit de propriété, libertés d’entreprendre, du commerce et de l’industrie, contractuelle…) et non économiques (droits politiques, sociaux, culturels et environnementaux) qu’il contribue à garantir, pour faciliter la grande bascule des activités carbonées vers les activités décarbonées, d’une façon qui ne laisse personne au bord du chemin, face au risque de dépassement des neuf limites planétaires.
La lente apparition de l’État de droit à partir de la IIIᵉ République
Les droits de l’homme (droits à la liberté individuelle, de propriété, à la sûreté, de résistance à l’oppression) devaient, en 1789, être la boussole éthique de l’action des gouvernants sous le contrôle des gouvernés, permis par l’exercice de droits du citoyen garantissant un certain nombre de libertés politiques (droits de vote et d’éligibilité mais aussi libertés d’opinion, d’expression, d’association…). Sous la IIIe République, les libertés publiques ont par la suite opéré la traduction juridique des droits hérités de la Révolution pour imposer leur respect à l’administration.
Car, alors que les femmes et les hommes de 1789 pensaient qu’il suffirait de rappeler à chacun l’étendue de ses droits dans un texte solennel pour que l’administration les respecte sous le contrôle des électeurs, il est apparu nécessaire, à partir des années 1870, d’ouvrir davantage au justiciable la possibilité de contester leur violation devant le juge.
La consécration de l’État de droit au XXᵉ siècle
Amorcée par des arrêts du Tribunal des conflits et du Conseil d’État au tournant du XXe siècle, cette évolution a servi de support à l’essor des droits sociaux (droit du travail, sécurité sociale…) et été confortée à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dès 1946, cependant, le souvenir des lois liberticides votées sous Vichy a conduit le constituant à aller plus loin, en inaugurant sous la IVe République un contrôle de constitutionnalité des lois dont les modalités concrètes ont été renforcées lors de l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958 portant Vᵉ République.
Mais ce n’est qu’avec la reconnaissance, par le Conseil constitutionnel, en 1971, du caractère constitutionnel du préambule de ce texte suprême (et par voie de conséquence de la Déclaration de 1789, du Préambule de 1946, puis de la Charte de l’environnement de 2004 auxquels il renvoie) que l’État de droit est devenu une réalité. Si cette évolution a été renforcée par l’ouverture à l’opposition du droit de le saisir en 1974, encore a-t-il fallu attendre 1990 pour que le juge constitutionnel en déduise que le respect des « droits fondamentaux » est garanti par la Constitution.
La nouvelle théorie des droits héritée des années 1970
La liste des droits et libertés et la façon de les articuler ont ainsi significativement évolué depuis 1789 et tout au long des XIXe et XXe siècles. Un changement majeur a eu lieu dans les années 1970, lorsque la rhétorique des droits fondamentaux héritée de la charte de l’ONU de 1945 a été utilisée pour étendre les droits des individus aux entreprises.
Car, si le droit français a toujours été animé par le souci de protéger la dignité humaine, l’État de droit hérité des années 1970 a, ce faisant, opéré un nouvel équilibre entre les droits économiques et non économiques. C’est la conséquence d’une hiérarchie « substantielle de la fondamentalité » apparue en pratique, de façon à affirmer la primauté des premiers sur les seconds à la suite des chocs pétroliers, dans le contexte de l’édification et de l’entretien d’un grand marché mondial et européen.
Car la garantie des droits économiques nécessaires au bon fonctionnement du marché a alors pris l’ascendant sur celle des droits non économiques, dans le sens où les premiers ont bénéficié d’une protection renforcée, conduisant à les faire prévaloir en cas de conflit sur les seconds, ces derniers étant en quelque sorte mis à leur service. C’est la conséquence de l’affirmation d’un ordre public concurrentiel ou économique faisant de l’objectif de bon fonctionnement du marché une priorité de l’action publique, sous le contrôle du juge.
C’est ainsi que les droits sociaux ont été transformés en « droits des pauvres » et « pauvres droits », alors que les droits environnementaux, tout en ayant le mérite d’exister dans les textes, ne jouaient que s’ils n’entravaient pas la croissance des activités marchandes, fussent-elles carbonées.
Rétrospectivement, cette hiérarchie implicite des droits fondamentaux a contribué à l’accroissement des inégalités, en favorisant la concentration des richesses entre les mains de quelques-uns qui ébranle de nos jours le pacte social de notre démocratie. Mais elle a également encouragé le développement d’activités économiques fossiles, à l’origine de l’effondrement du vivant.
Les droits humains pour repenser les finalités de l’État de droit
Depuis les années 1990, la rhétorique des droits fondamentaux héritée des années 1970 est toutefois concurrencée par celle des droits humains. S’il peut sembler anodin, ce nouveau glissement sémantique est potentiellement lourd de conséquences. Car, comme le passage des droits de l’homme aux libertés publiques puis des libertés publiques aux droits fondamentaux, ce changement lexical porte les germes d’une nouvelle théorie des droits et, à travers elle, d’un nouvel État de droit pour le XXIe siècle.
Le constituant français a d’ailleurs, de façon symbolique, refusé d’inscrire en 2008 l’expression « droits fondamentaux » dans la constitution pendant que la version française du Pacte pour l’avenir de l’ONU de septembre 2024 préfère désormais se référer aux droits humains. Or, outre qu’elle permet de mieux rendre compte de « l’égalité des sexes » que celle de droits de l’homme, nos dernières recherches montrent que l’expression pose les bases d’un nouveau rapport de l’espèce humaine avec la nature.
Car, alors que la rhétorique des droits fondamentaux avait, dans les années 1970, conduit à mettre l’accent sur les questions économiques, celle des droits humains tend à les « réencastrer » dans la réalité sociale et environnementale. Tandis que la première était fondée sur l’idée que la seule responsabilité sociale des entreprises était d’accroître leurs profits, la seconde défend au contraire le rôle qu’elles ont à jouer pour lutter contre les inégalités et réussir la transition.
Alors que la rhétorique des droits fondamentaux était fidèle à l’injonction de Descartes faite à l’Homme de se rendre « maître et possesseur de la nature » – dans la mesure où elle a accompagné une exploitation sans limites des ressources physiques de la planète –, celle des droits humains tend à reconnaître la personnalité juridique, sinon à la nature toute entière, du moins à certaines de ses incarnations (comme des animaux ou des fleuves). Tandis que la première se souciait avant tout des droits des générations actuelles, dans une perspective intragénérationnelle, la seconde les prend également en compte dans une perspective intergénérationnelle, pour préserver « « la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins » …
La question se pose ainsi de savoir si la France et l’UE sauront résister à la nouvelle administration américaine pour continuer d’avancer dans l’élaboration de ce nouveau récit collectif, pour préserver l’idéal de liberté, d’égalité et de fraternité, d’une façon compatible avec les nouvelles menaces qui le mettent à l’épreuve. Ce n’est pas certain, mais ce n’est pas impossible non plus tant « l’histoire n’avance pas en lignes droites », comme le relevait Isaiah Berlin.
Les critiques faites à l’État de droit devraient ainsi se lire la lumière de ces enjeux, si l’on veut contribuer, via la liberté politique et les droits culturels, à la mise en place d’un nouvel équilibre entre les droits économiques, sociaux et environnementaux, qui permette de faciliter la grande bascule des activités carbonées vers celles de nature décarbonée, en ne laissant personne au bord du chemin.
Fabien Bottini est chargé de mission pour la Fondafip, le think-thank des Finances publiques, membre de l'Observatoire de l'éthique publique (OEP) et de la MSH Ange Guépin. Il a perçu ou perçoit des subventions de la part du LexFEIM et du Thémis-UM, laboratoires de recherche en droit, et de la Mission de recherche Droit & Justice. Il est par ailleurs titulaire de la chaire "Innovation" de l'Institut Universitaire de France et de la chaire "Neutralité Carbone 2040" de Le Mans Université qui financent également en partie ses travaux.
Auteur : Fabien Bottini, Professeur des Universités en droit public, Le Mans Université
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