La ruralité possède aussi des sites industriels. Souvent isolés, ils peuvent être particulièrement fragiles en cas de conflit pour les ressources locales, qu’il s’agisse d’eau, de foncier ou d’énergie… Des stratégies s’inventent pour les préserver malgré l’adversité.
Les territoires ruraux restent des bastions industriels. Souvent oubliés par les politiques de réindustrialisation, ils sont pourtant aux avant-postes pour relever un défi crucial : maintenir une activité productive dans un monde où les ressources se raréfient. Eau, foncier, énergie, main-d’œuvre deviennent des facteurs critiques. Une enquête de terrain lève le voile sur les fragilités et les stratégies d’adaptation des industriels ruraux.
Une présence historique
Les campagnes françaises sont bien plus industrielles qu’on ne l’imagine. En 2021, selon Eurostat, 33,4 % des emplois des territoires à dominante rurale en France sont industriels, contre une moyenne de 23,3 % en Europe. Et 36 % du total des emplois industriels se situent dans un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) rural en 2022, pour 25 % des emplois (carte 1).
Cette configuration s’explique historiquement. Des vallées textiles des Vosges aux scieries du Morvan, en passant par les forges du Cantal, les implantations ont longtemps été déterminées par l’accès aux ressources à la fois abondantes et bon marché. Mais cet équilibre vacille.
Avec le changement climatique, les tensions géopolitiques et les normes environnementales, les « ressources naturelles » sur lesquelles les industries rurales pouvaient s’appuyer deviennent des « facteurs limitants ».
Trois territoires observés aux configurations contrastées
Notre enquête, menée dans le cadre de la Caravane des ruralités, a porté sur trois intercommunalités rurales et industrielles : Porte de Drôm’Ardèche, dans la vallée du Rhône ; Ballons des Hautes-Vosges ; Bocage Bressuirais, dans les Deux-Sèvres.
Ces trois territoires illustrent l’hétérogénéité des trajectoires des campagnes industrielles. Porte de Drôm’Ardèche est un territoire en croissance forte (+6 % d’emplois industriels entre 2016 et 2019). Il cumule attractivité résidentielle, touristique et activités productives (agriculture, logistique, industrie). D’où des tensions pour l’usage du foncier ou des ressources en eau.
À l’inverse, la communauté de communes Ballons des Hautes-Vosges a perdu près de 60 % de ses emplois industriels et exportateurs entre 2006 et 2021. Ce territoire connaît un déclin démographique. Isolement géographique, vieillissement de la population et spécialisation industrielle (textile, métallurgie, automobile) pénalisent le territoire.
Enfin, la trajectoire du Bocage Bressuirais combine tradition industrielle (meuble, métallurgie, agro-alimentaire) et nouvelles dynamiques (robotique, services à l’industrie). Ces éléments lui confèrent une certaine résilience face aux chocs économiques.
Moins de ressources pour l’industrie rurale
L’enjeu de l’adaptation aux dérèglements climatiques préoccupe tous les acteurs industriels interrogés. Un fabricant de textile des Vosges interrogé dans le cadre du programme de recherche « Les Caravanes de la ruralité », nous a expliqué : « il y a trois ans, je n’aurai pas imaginé que le prix de l’électricité nous obligerait à arrêter certaines chaînes de production pendant des semaines entières, ni qu’il pourrait y avoir des arrêtés sécheresse ici. »
Un élu local de Porte Drôm’Ardèche complète : « nous refusons désormais de nouvelles implantations d’entreprises jugées trop consommatrices de ressources en eau dans le schéma de cohérence territoriale (Scot), car les voyants sont au rouge. » Même si des différences sont repérables d’un territoire à l’autre, et selon la taille et les secteurs d’activités des entreprises, partout s’expriment des craintes en particulier vis-à-vis des tensions sur l’énergie, l’eau et le foncier.
Les industries rurales sont plus dépendantes aux ressources que les autres. Dans les EPCI ruraux, la consommation d’énergie représente, en moyenne, 31 % de la consommation locale (carte 2). L’industrie rurale prélève en moyenne, à l’échelle des EPCI, plus de 1 100 m3 par emploi industriel, à comparer à un taux de 721 dans les EPCI urbains.
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Des secteurs industriels surreprésentés
Ceci s’explique par les secteurs surreprésentés dans le rural, intenses en consommation de ressources : industries extractives, agro-alimentaires, papeteries, cimenteries, textile… De plus, ces activités rentrent souvent en concurrence avec d’autres secteurs, comme l’agriculture ou le tourisme, eux-mêmes dépendants des ressources.
Plus dépendantes donc, les industries rurales sont aussi plus vulnérables, parce que les acteurs industriels ruraux s’inscrivent dans des bassins d’emplois moins denses, ce qui les rend plus interdépendants. C’est toute la chaîne de production qui vacille quand un des maillons est mis en difficulté. « Un de nos prestataires a mis la clé sous la porte à cause de l’explosion des prix de l’énergie, cela a mis tous les acteurs de la filière présents dans la vallée en grande difficulté », explique un fabricant de textile des Hautes-Vosges.
« Lorsque les prix de l’essence augmentent, ça pèse aussi sur nos capacités de recrutement car les travailleurs ne peuvent plus se permettre de faire quarante kilomètres pour venir travailler chez nous. Or les tensions sur la main-d’œuvre c’est concret, ça nous oblige à arrêter des chaînes parfois. », souligne un fabricant de meubles de Bressuire.
Stratégies d’adaptation
Trois grandes stratégies d’adaptation peuvent alors être mises en œuvre – souvent simultanément – par les industriels et les acteurs publics locaux apparaissent.
La première consiste à organiser des renoncements. Certaines entreprises choisissent de geler leur activité, de reporter des investissements, d’activer le chômage partiel, voire de fermer des lignes de production. Certains territoires renoncent à accueillir de nouvelles implantations industrielles, faute de capacité à négocier sur les ressources disponibles. Ces « retraits discrets » interrogent sur les impacts socio-spatiaux d’une telle adaptation.
Innover vers des industries sèches
La deuxième cherche à innover dans les processus de production, avec le développement d’industries dites « sèches », la mise en place de boucles locales énergétiques ou encore de dispositifs de captation du carbone. Prometteuses, ces stratégies supposent des investissements importants, au risque d’accentuer les inégalités entre entreprises ou territoires selon leur capacité à innover.
La dernière repose sur l’activation des ressources disponibles, via la valorisation de la biomasse, la relance de micro-centrales hydrauliques, la récupération des eaux usées ou l’utilisation de bâtiments sous-occupés. Cela suppose une ingénierie locale forte, capable d’animer des réseaux, d’agréger les besoins, de capter des financements. Ces démarches, souvent ingénieuses, se heurtent néanmoins à un cadre réglementaire parfois inadapté ou trop rigide.
Une industrie vulnérable et stratégique
Dans un monde de plus en plus contraint, l’industrie rurale est à la fois vulnérable et stratégique. Elle est vulnérable, car fortement exposée aux tensions sur les ressources et aux limites structurelles (isolement, vieillissement, fragilité des PME). Mais elle est aussi stratégique, car elle incarne une possibilité de ré-ancrage productif, de sobriété localisée, et de transition juste.
Ces résultats montrent que la résilience industrielle des territoires dépend étroitement de la capacité à articuler ressources disponibles, gouvernance locale et accompagnement public. Or, cette articulation est loin d’être homogène dans l’espace et les dispositifs nationaux sont parfois mal adaptés aux spécificités rurales. Cela suppose de soutenir les coopérations locales (logistique, énergie, formation, circulaire), de réduire la fracture d’ingénierie entre territoires, de miser sur les complémentarités villes-campagnes.
Les débats sur la réindustrialisation ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur la matérialité des activités, leurs ancrages territoriaux et les impacts des dérèglements climatiques à venir.
Magali Talandier et Manon Loisel ont reçu des financements de l’Institut Universitaire de France et du GIP EPAU (Groupement d’intérêt public à vocation interministérielle, l’Europe des projets architecturaux et urbains)
Manon Loisel a reçu des financements du GIP EPAU (Groupement d’intérêt public à vocation interministérielle, l’Europe des projets architecturaux et urbains)
Auteur : Magali Talandier, Professeure des universités en études urbaines, Université Grenoble Alpes (UGA)
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