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Royaume-Uni : quand l’extrême droite pousse Keir Starmer à durcir son discours sur l’immigration

« J’ai compris » (« I get it ») lançait le premier ministre britannique Keir Starmer au lendemain de la victoire du parti d’extrême droite Reform UK le 1er mai 2025 dans une circonscription du nord-ouest de l’Angleterre historiquement acquise au parti travailliste. Et force est de constater que, sur l’immigration, le discours du Labour se droitise : il faut « aller plus loin », « apporter des changements plus rapidement », « reprendre le contrôle » ou encore insister sur le « devoir d’intégration ». Mais au-delà des mots, jusqu’où les travaillistes vont-ils durcir leur politique migratoire pour contrer l’extrême droite, et dans quelle mesure cette approche peut-elle se révéler efficace en termes électoraux ?


Le livre blanc sur l’immigration intitulé « Reprendre le contrôle de la politique d’immigration » qui a été rendu public ce 12 mai était attendu depuis quelque temps, et la percée de Reform UK aux élections locales était annoncée par plusieurs instituts de sondage. Mais les dix collectivités locales, le poste de maire et celui de député ravis par le parti de Nigel Farage le 1ᵉʳ mai ont poussé le leader travailliste à se saisir pleinement d’un thème désormais au premier plan dans le débat politique du Royaume-Uni : celui de l’immigration.


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La conférence de presse organisée le 12 mai pour annoncer officiellement les nouveaux objectifs du gouvernement en la matière a mis en lumière le virage à droite opéré par le premier ministre centriste, qui n’est pas sans rappeler celui pris par les néo-travaillistes Tony Blair et Gordon Brown il y a 20 ans.

« Reprenons le contrôle de nos frontières »

En 2020, en réponse à la « sécuritisation » du discours sur l’immigration et à l’arsenal législatif répressif à l’égard des personnes exilées adopté par le gouvernement Johnson, Keir Starmer rappelait la nécessité de ne pas céder au discours alarmiste du parti conservateur et des médias – un discours qui, dénonçait-il, diabolisait les migrants et les désignait comme les boucs émissaires des problèmes du pays. Alors chef de l’opposition (il était devenu en avril 2020 le chef du parti travailliste, succédant à Jeremy Corbyn, représentant de l’aile gauche du parti travailliste), il avait insisté sur le fait que les bas salaires, ainsi que les problèmes de logement et de services publics n’étaient pas la conséquence des flux migratoires mais celle d’un modèle économique défaillant.

« Royaume-Uni : revers électoral pour Keir Starmer face à Nigel Farage », France 24 (mai 2025).

En 2025, changement de ton radical : désormais, Starmer rend l’immigration légale responsable de la déliquescence du pays et pointe du doigt un système d’immigration qui « semble presque conçu pour permettre les abus » et « contribue à fragiliser » le pays. Fustigeant le parti conservateur pour avoir quadruplé le solde migratoire – selon les chiffres publiés par l’Observatoire des migrations de l’université d’Oxford, le solde migratoire s’élevait à 229 000 personnes en décembre 2009 contre 728 000 en juin 2024, avec un pic de 906 000 personnes en juin 2023 –, le premier ministre travailliste entend sonner la fin de ce qu’il nomme « l’ouverture des frontières », empruntant au passage le slogan « Reprenons le contrôle de nos frontières » cher aux partisans du Brexit, dont Nigel Farage fut la figure centrale.

Parmi les mesures annoncées figurent l’allongement du nombre d’années passées au Royaume-Uni pour pouvoir acquérir la nationalité britannique (10 années contre 5 actuellement) ; la réduction de la main-d’œuvre étrangère (désormais, un diplôme universitaire sera exigé pour toute personne demandant un visa de travailleur qualifié, ce qui vise à réduire l’entrée sur le territoire national de personnes faiblement qualifiées ; un visa de travailleur qualifié permet de s’installer au Royaume-Uni pour occuper un emploi auprès d’un employeur agréé. D’autres visas existent, tels que le visa d’études accordé aux étudiants, et les visas familiaux, qui s’appliquent aux personnes souhaitant vivre en tant que membre de la famille d’un citoyen britannique ou d’une personne exilée déjà installée au Royaume-Uni) ; la fin du recrutement à l’étranger du personnel du secteur du soin ; le renforcement des exigences en matière de niveau de langue pour les personnes faisant une demande de visa permettant de travailler au Royaume-Uni (travailleurs qualifiés et non qualifiés) et leur famille ; ou encore la réduction de la durée du droit de séjour des étudiants après l’obtention de leur diplôme.

Le « devoir d’intégration » des nouveaux arrivants

L’accent mis sur l’apprentissage de l’anglais et la distinction faite entre « ceux qui s’intègrent et ceux qui ne s’intègrent pas » doivent être ici analysés comme faisant partie d’un long processus de remise en cause du multiculturalisme amorcé durant les années New Labour.

Il renvoie en effet au « devoir d’intégration » dont s’étaient saisis les premiers ministres néo-travaillistes Tony Blair et Gordon Brown à partir de 2005, année durant laquelle le parti avait politisé l’immigration lors de la campagne législative. En réponse à un parti conservateur exprimant des positions de plus en plus fermes au sujet de l’immigration et à l’existence d’un sentiment anti-migrants au sein de la société britannique, alimenté entre autres par une couverture médiatique alarmiste au sujet des flux migratoires et un accroissement des inégalités en matière de revenus et de santé, les néo-travaillistes avaient en effet fini par abandonner la rhétorique pro-immigration qui caractérisait les premiers mandats de Tony Blair, et annoncé un renforcement des contrôles.

Royaume-Uni : quand l’extrême droite pousse Keir Starmer à durcir son discours sur l’immigration
Les journaux britanniques font état de nouvelles mesures visant à renforcer le contrôle sur l’immigration des travailleurs étrangers. Nottinghamshire, Royaume-Uni, 12 mai 2025.
Steve Travelguide/Shutterstock

Cette nouvelle inflexion contrastait avec l’économie « ouverte et libérale » et l’immigration économique expansive voulues par Blair dès son accession au pouvoir, et qui demeurent l’héritage principal du blairisme. En 2007, son successeur au 10, Downing Street Gordon Brown, alors au plus bas dans les sondages et fragilisé par la crise financière, annonce son intention de créer « 500 000 nouveaux emplois “britanniques” pour les travailleurs britanniques » – une promesse qui résume bien le basculement opéré.

Ce rétropédalage, du moins dans la rhétorique, s’était accompagné à l’époque d’un discours nationaliste à travers lequel était prônée l’importance des valeurs britanniques, l’idée de britannicité (identité nationale) et l’intégration des nouveaux arrivants, discours contenu dans la notion de community cohesion forgée par le parti.

Dans la séquence politique qui se joue actuellement, difficile de ne pas y voir le même scénario et les mêmes automatismes quand Keir Starmer choisit de mettre l’accent sur une immigration choisie et qualifiée, le soutien aux travailleurs britanniques et l’imposition de « règles justes » sans lesquelles le Royaume-Uni risquerait de devenir « une île d’étrangers ».

Nombreux sont celles et ceux à avoir également vu dans ces mots un écho au discours xénophobe des « fleuves de sang », Rivers of Blood, de l’homme politique conservateur Enoch Powell prononcé le 20 avril 1968 à Birmingham, dans lequel il imaginait un Royaume-Uni multiculturel où les Britanniques deviendraient « étrangers dans leur propre pays ».

Un dilemme idéologique

Contrairement à Blair et Brown qui avaient comme opposant principal le parti conservateur – même si le parti eurosceptique et anti-immigration UKIP gagnait du terrain à l’époque, poussant le parti conservateur à radicaliser son discours sur l’immigration –, l’adversaire politique à neutraliser aujourd’hui pour Starmer n’est plus le parti conservateur, affaibli par les défaites successives aux dernières élections législatives et locales, mais bel et bien Reform UK.

Selon l’institut de sondages Yougov, la popularité de Nigel Farage a atteint 32 % en mai 2025, soit 5 points de plus qu’en avril, tandis que Starmer est au plus bas dans les sondages, du fait notamment de réformes jugées impopulaires telles que la réduction de certaines aides sociales et l’augmentation des impôts.

En mai 2025, 69 % des Britanniques déclaraient avoir une mauvaise opinion du premier ministre (contre 62 % en avril 2025) et 50 % des électeurs du parti travailliste reconnaissaient avoir une mauvaise opinion de lui. Seuls six électeurs sur dix ayant voté pour le parti travailliste en juillet dernier (59 %) affirment aujourd’hui avoir une opinion favorable du parti, alors qu’ils étaient 66 % à la mi-avril.

En outre, les victoires récentes de Reform UK mais aussi les progrès électoraux du Green Party et des Libéraux-Démocrates semblent dessiner un possible effacement progressif du traditionnel bipartisme britannique au profit des « petits partis ». En plus de devoir composer avec la popularité grandissante de Nigel Farage, qui se targue aujourd’hui d’être le représentant du premier parti d’opposition, se posera pour Starmer la question des électeurs « progressistes » qui pourraient se détourner d’un parti travailliste droitisé et purgé de son aile gauche.

Comme le rappelle la chercheuse britannique Erika Consterdine, « parler à la fois aux électeurs du nord de l’Angleterre désindustrialisée et aux électeurs de Londres est un challenge de taille et peut-être insurmontable pour le parti travailliste », dont le positionnement sur la question de l’immigration témoigne selon elle d’une crise identitaire évidente au sein de la formation politique : quelle est désormais l’ambition idéologique du parti travailliste et quelle frange de la population représente-t-il ?

Lors de la séance de questions au premier ministre le 14 mai dernier au Parlement, Nigel Farage ironisait au sujet du discours sur l’immigration de Starmer qui, selon lui, « semblait apprendre beaucoup de son parti ». La menace que Reform UK fait peser sur le paysage politique britannique aboutira-t-elle également à l’intensification du discours sécuritaire à l’égard des demandeurs d’asile et à l’extension des pouvoirs de rétention et d’expulsion caractéristiques des gouvernements conservateurs de ces 14 dernières années ? C’est ce que laisse présager la récente annonce par le premier ministre de la création de return hubs dans des pays tiers comme l’Albanie pour y placer les demandeurs d’asile en attente d’expulsion.

Cette proposition rappelle la tentative du précédent premier ministre conservateur Rishi Sunak d’externaliser les demandes d’asile au Rwanda, projet que Starmer avait lui-même abandonné au lendemain de son élection, mais aussi celle d’établir des « transit processing centers » pour les demandes d’asile qu’un certain Tony Blair avait tenté de faire valider au niveau européen en 2003…

The Conversation

Naïma Benallal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Naïma Benallal, Doctorante en civilisation britannique, Sorbonne Université

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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