Soldes : les commerçants sont-ils d’honnêtes manipulateurs ?

C’est le début des soldes d’été. Du mercredi 25 juin 2025 à 8 heures du matin au mardi 22 juillet 2025 inclus, vous pourrez profiter de réductions avantageuses. Mais comment résister à la tentation de ne pas acheter un produit non soldé ? Quels sont les mécanismes infocommunicationnels et psychologiques en œuvre ? Explications avec l’expérience du leurre et du pied-dans-la-porte.
Vous êtes attiré par une paire de chaussures au centre de la devanture d’un magasin : -50 %. Vous pénétrez dans le magasin et vous demandez à la vendeuse, venue vous accueillir, si vous pouvez l’essayer. Après s’être informée de votre pointure, elle vous prie de vous asseoir, le temps d’aller la chercher en réserve. À son retour, elle vous apprend que votre pointure n’est, malheureusement, plus disponible.
Elle vous invite alors à essayer « juste pour voir » d’autres paires de chaussures, qu’elle a apportées. Elles sont à votre pointure et ressemblent beaucoup à celle qui vous a attiré dans le magasin. Elles ne sont toutefois pas soldées. Il s’agit de la nouvelle collection. Imaginons que vous achetiez une des paires de chaussures qu’on vous a invité à essayer.
Deux cas de figure. Soit vous auriez, de toute façon, acheté ces chaussures, même en sachant d’emblée qu’elles n’étaient pas soldées ; elles vous plaisent vraiment beaucoup. Soit, à ce prix-là, vous ne seriez même pas entré dans le magasin pour les essayer. Dans le deuxième cas, vous avez été manipulé. Honnêtement manipulé, mais manipulé quand même. Honnêtement, car la stratégie utilisée par le commerçant n’a rien de répréhensible. Manipulé quand même, car vous avez été conduit à votre décision d’achat par une procédure d’influence dont les ressorts vous échappent peu ou prou.
Alors quels sont les mécanismes infocommunicationnels et psychologiques en œuvre ? Comment éviter d’être manipulé ? Pour ce faire, illustration avec deux expériences de psychologie sociale : le leurre et le pied-dans-la-porte.
Technique d’influence
Vous préférez penser (et le commerçant aussi) que votre décision d’achat s’explique par la qualité des chaussures, leur look ou leur confort, ou encore par les arguments de vente qui ont pu vous être donnés lors de l’essayage. On peut avoir une tout autre explication, plus conforme aux connaissances issues de la psychologie sociale expérimentale. Le commerçant, quoi qu’il puisse en dire ou en penser, a bel et bien utilisé une technique d’influence – une technique d’engagement, disent les chercheurs –, dont l’efficacité est expérimentalement démontrée : le leurre. Le principe de cette procédure consiste précisément à :
-
amener quelqu’un à prendre une décision intéressante pour lui : acheter une paire de chaussures soldée à 50 % ;
-
lui faire savoir que, malheureusement, sa décision ne pourra pas se concrétiser : la pointure demandée est non disponible ;
-
lui proposer un comportement de substitution : acheter d’autres chaussures non soldées.
Expérience du leurre
Le spécialiste français de psychologie sociale Robert-Vincent Joule a détaillé le principe du comportement leurre, qui influence le choix d’un consommateur en créant une distorsion cognitive – pensée irrationnelle. Il montre que les personnes ayant pris une première décision avantageuse – par exemple, acheter une paire de chaussures soldées à 50 % – ont tendance à poursuivre dans le même « cours d’action » – acheter une paire de chaussures non soldées. Même après avoir été informées de l’impossibilité de faire ce qu’elles avaient initialement décidé de faire.
Cette tendance les pousse à prendre une nouvelle décision. C’est le « comportement de substitution »… moins avantageux, voire pas avantageux du tout. Tout se passe comme si elles étaient « engagées » à faire ce qu’on attend d’elles, malgré elles, tout en ayant le sentiment de se comporter librement.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Une première expérience sur le leurre est menée en 1989. Les participants sont conduits à prendre une décision avantageuse : gagner de l’argent en participant à une recherche intéressante. Concrètement, visionner un film très attrayant. En arrivant au laboratoire quelques jours plus tard, ils apprennent que cette expérience est finalement déprogrammée. Au moment où ils s’apprêtent à repartir, on leur propose, à la place, de prendre part à une autre recherche non rémunérée ; de surcroît, plutôt fastidieuse, car il s’agit de mémoriser des chiffres. Les résultats sont édifiants : les personnes leurrées sont trois fois plus nombreuses (47,4 %) à accepter de participer à la recherche non rémunérée que celles qui ne l’étaient pas (15,4 %).
À lire aussi :
Pourquoi ne peut-on pas s’empêcher de toucher les produits en magasin ?
Il va sans dire que les leurres commerciaux sont légion. Vous avez besoin d’un nouvel aspirateur. Vous vous déplacez donc, après avoir vu une publicité (appât) pour acheter un aspirateur, haute performance, d’une certaine marque à un prix promotionnel très intéressant : 120 euros – comportement leurre. Arrivé dans le magasin, on vous apprend que ce produit est, malheureusement, en rupture de stock. On vous propose un produit de substitution qui ne présente pas du tout les mêmes avantages. L’aspirateur disponible ayant les mêmes caractéristiques – le plus souvent d’une autre marque – vaut 195 euros – comportement de substitution. Que faites-vous ?
Marquer une pause

Presses universitaires de Grenoble
Un conseil, surtout pour vos achats les plus onéreux : marquer une pause afin d’interrompre le processus d’engagement et éviter d’acheter tout de suite. Idéalement, prendre le temps d’en parler à quelqu’un comme un proche ou un ami, afin d’avoir un avis extérieur. Pourquoi pas par téléphone ?
Le leurre n’est, évidemment, pas la seule technique utilisée par les commerçants pour augmenter la probabilité de déclencher les comportements d’achat attendus. Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois en ont dénombré une dizaine dans leur best-seller Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens : le pied-dans-la-porte que nous allons détailler ci-dessous, la porte-au-nez, l’amorçage, l’acquiescement répété, l’activation normative, l’indisponibilité présumée, etc. Autant connaître ces techniques d’influence et être en mesure de mieux déjouer les honnêtes manipulations commerciales auxquelles nous sommes confrontés ici ou là, en périodes de soldes ou pas.
Expérience du pied-dans-la-porte
Le pied-dans-la-porte revient à obtenir dans un premier temps un comportement très peu coûteux. Dans un second temps, en formulant – pied-dans-la-porte avec demande explicite – ou sans formuler – pied-dans-la-porte avec demande implicite –, la demande qui porte sur le comportement attendu.
On doit aux chercheurs nord-américains en psychologie sociale Jonathan Freedman et Scott Fraser la première illustration expérimentale du pied-dans-la-porte avec demande explicite (formulée). Les sujets répondent au téléphone à quelques questions anodines sur leurs habitudes de consommation. Sollicités quelques jours plus tard, ils reçoivent chez eux une équipe de plusieurs enquêteurs pendant deux heures. En utilisant cette technique en deux temps, les chercheurs obtiennent un taux d’acceptation de 52,8 %. Il n’est que de 22,2 % dans le groupe témoin, c’est-à-dire parmi les personnes n’étant pas préalablement sollicitées pour l’enquête téléphonique.

Pu_kibun/Shutterstock
La première illustration expérimentale du pied-dans-la-porte avec demande implicite – sans requête portant sur le comportement attendu – est menée par le psychologue S. W; Uranowitz. À des passants dans un centre commercial, un expérimentateur demande de surveiller son sac, le temps de chercher un billet d’un dollar qu’il dit avoir perdu. Tous acceptent. Plus tard, un complice fait mine de laisser tomber un petit paquet. 80 % des personnes ayant rendu ce service le préviennent, contre 35 % dans un autre groupe, qui n’avaient reçu aucune sollicitation préalable.
Soumission librement consentie
Dans le domaine commercial, le comportement peu coûteux est appelé « acte préparatoire » par les chercheurs. Il consiste le plus souvent à faire un essai, évidemment gratuit, à s’inscrire à une newsletter, à répondre à un petit sondage, à remplir un formulaire, à accepter de prendre une carte de fidélité, une documentation, un échantillon, à goûter un produit, etc.
Sur la base des travaux réalisés par les psychologues sociaux, rapportés dans le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, on peut considérer que ce n’est pas parce que nous avons trouvé bon le produit que nous venons de goûter – tous les produits qu’on nous invite à goûter sont évidemment bons –, que nous l’achetons. Ce qui est déterminant, c’est l’acte – en tant que tel – de le goûter, « acte préparatoire » que le démonstrateur a su préalablement obtenir de nous.
Ces techniques d’influence douce, étudiées par les psychologues sociaux Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois depuis plus d’un demi-siècle, relèvent d’un même paradigme de recherche : la soumission librement consentie.
Ces procédures sont étudiées de longue date en marketing, notamment s’agissant des transactions réalisées sur Internet. Les travaux des Français Stéphane Amato et Agnès Helme-Guizon, en 2003 et en 2004, fournissent d’excellentes illustrations. Ces techniques peuvent aussi, on s’en doute, être utilisées à d’autres fins qu’à des fins commerciales. Elles peuvent être mises et, fort heureusement, sont mises aussi au service de la promotion de comportements pro-sociaux, pro-environnementaux, éducatifs, sanitaires, etc.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Auteur : Stéphane Amato, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Toulon
Aller à la source