Syriens réfugiés en Jordanie : les défis du retour au pays natal

Décryptage technologique

La chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024 a ravivé les débats sur le retour chez eux des réfugiés syriens installés au Moyen-Orient. Pourtant, les discussions publiques restent souvent déconnectées des réalités vécues par les premiers concernés. Une enquête menée en mai 2025 en Jordanie, où le nombre de réfugiés syriens s’élève aujourd’hui à un peu moins de 600 000 personnes, révèle la complexité des trajectoires et des choix familiaux, entre attente, espoir et inquiétude.


La question du retour des réfugiés syriens qui avaient fui leur pays en guerre pour s’installer dans divers pays du Moyen-Orient (près de 5 millions vivant principalement en Turquie, au Liban et en Jordanie) s’est posée avec urgence dès la chute du régime de Bachar Al-Assad, en décembre 2024. Ce retour faisait déjà partie des « solutions durables » envisagées, dès 2016, par les acteurs humanitaires et les gouvernements hôtes pour mettre fin à la « crise des réfugiés ».

Les débats autour de cette question se limitent, pour l’essentiel, à une quantification du nombre des retours attendus et des retombées qu’ils auraient sur la reconstruction de la Syrie en termes socio-économiques et politiques. Mais on se demande trop peu, voire pas du tout, ce que souhaitent les réfugiés syriens eux-mêmes.

En mai 2025, nous avons effectué une enquête qualitative en Jordanie (dans le camp de Zaatari, ainsi que dans les villes d’Irbid et de Zarqa) qui nous a permis, au fil des douze entretiens réalisés, de mieux comprendre les projets d’avenir des réfugiés syriens dans le pays. Il en ressort que le choix de rentrer en Syrie ou de rester en Jordanie résulte d’une imbrication complexe de facteurs sociaux, économiques, politiques, d’âge et de genre.

Entre camps et villes : de l’urgence à l’attentisme

En décembre 2024, la Jordanie accueillait près de 650 000 Syriens officiellement enregistrés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Depuis, plus de 75 000 d’entre eux sont rentrés en Syrie selon les chiffres diffusés par l’Agence en mai 2025. Ce nombre est voué à augmenter avec la fin de l’année scolaire.

Les attitudes des réfugiés syriens vis-à-vis de la perspective du retour varient significativement en fonction du lieu d’installation en Jordanie et des conditions socio-économiques qui en découlent. Près de 80 % des Syriens résident dans des villes, notamment à Irbid, Mafraq et Zarqa, et les 20 % restants vivent au sein des trois camps de réfugiés qui ont été érigés près de la frontière avec la Syrie : Zaatari, Al-Azraq et Marajeeb Al Fohood.

Les quelque 67 000 réfugiés du camp de Zaatari (mai 2025), qui vivent parfois depuis près de quatorze ans dans des caravanes en acier, en plein désert, dans des conditions climatiques extrêmement pénibles, et qui sont soumis à un contrôle strict de leurs déplacements et à une forte pression sécuritaire de la part des autorités locales, sont sans doute ceux qui aimeraient rentrer le plus rapidement en Syrie.

Malgré l’assistance fournie par les acteurs humanitaires aux réfugiés du camp, ce lieu demeure très inhospitalier. Des familles entières l’ont déjà quitté pour revenir en Syrie, certaines dès l’annonce de la chute du régime. C’est pourquoi plusieurs unités d’habitation ont déjà été abandonnées ou démantelées.

Syriens réfugiés en Jordanie : les défis du retour au pays natal
Unités d’habitation démantelées dans le camp de Zaatari, en Jordanie. Photo : Valentina Napolitano.
Fourni par l’auteur

D’autres familles préparent également leur retour en mettant de l’argent de côté, car un déménagement peut coûter environ 500 dinars jordaniens (environ 610 euros), sachant que les bus gratuits mis à disposition par l’UNHCR jusqu’à la frontière ne permettent de transporter que cinquante kilos de bagages par famille.

Pour la famille de Mohammad, la cinquantaine, originaire du village de Sheykh Meskin, près de Deraa, la situation est des plus compliquées. Depuis plusieurs années, Mohammad a perdu son travail dans un centre de santé de l’UNHCR. L’Agence onusienne et les autres acteurs humanitaires sont les principaux pourvoyeurs d’emploi au sein du camp, mais seul un membre par famille est autorisé à y travailler. La famille de Mohammad survit aujourd’hui uniquement grâce à l’aide humanitaire versée par l’UNHCR ; or celle-ci a drastiquement diminué en 2025, passant de 22 à 15 dinars jordaniens par personne et par mois (soit 18 euros par mois). « Nous sommes arrivés en 2013, nous avons vieilli ici ! », raconte Maryam, la mère de famille, en évoquant la dureté des conditions de vie endurées à Zaatari. Elle montre ensuite la photo du potager qui entoure leur maison à Deraa, en Syrie. Les mûrs, encore débout, s’apprêtent à être réhabilités pour garantir une vie plus digne à leurs enfants, dont la plupart n’ont connu que le camp de Zaatari comme lieu de vie.

À l’inverse de cette famille, de nombreux Syriens n’ont plus de logement où rentrer. La majorité des familles réfugiées en Jordanie sont originaires du sud de la Syrie, notamment de la ville de Deraa et de sa campagne, largement détruites par la guerre, d’où la réticence d’une grande partie d’entre eux à rentrer au pays dans l’immédiat.

Pour la famille Nasser, la question du logement est centrale, du fait de l’agrandissement de sa famille depuis le départ pour la Jordanie. Initialement composée du père, mécanicien âgé d’une quarantaine d’années, d’une épouse et de deux enfants, le foyer s’est étendu avec un deuxième mariage. Aujourd’hui, il compte douze enfants, dont l’une âgée de 20 ans et ayant fondé son propre foyer.

« Nous sommes arrivés ici avec une famille, maintenant nous sommes trois familles… En Syrie nous n’avons plus de maison et le HCR ne nous accorde pas le droit de déplacer les caravanes avec nous. »

Alors qu’aucun plan de reconstruction n’a encore été mis en place par les nouvelles autorités en Syrie, les réfugiés du camp se trouvent face à l’interdiction de ramener vers leur pays d’origine les préfabriqués qui leur ont été attribués par le HCR ou qu’ils ont achetés de leur propre initiative afin d’élargir leur lieu de vie. À leur départ, ces préfabriqués sont démontés par les autorités jordaniennes, qui revendent ensuite les matériaux sur le marché.

« Jordanie : dans le camp de Zaatari, les réfugiés syriens n’envisagent pas encore un retour au pays », France 24 (11 décembre 2024).

La situation des Syriens que nous avons rencontrés en milieu urbain est différente. S’ils estiment que le retour en Syrie est inévitable à long terme, notamment en raison de l’absence de perspective d’intégration durable en Jordanie, pays qui n’est pas signataire de la Convention de Genève pour les réfugiés de 1951, la date de ce retour reste toutefois subordonnée à l’amélioration des conditions socio-économiques dans leur pays.

Liens familiaux et prise de décision sur le retour

Dans les milieux urbains jordaniens, les Syriens ont souvent atteint une certaine stabilité, avec un meilleur accès à l’éducation et à l’emploi, et ils disposent d’un logement digne. C’est pour cette raison que plusieurs familles vivant à Irbid et à Zarqa souhaitent attendre l’amélioration des conditions de vie dont ils espèrent qu’il suivra la levée des sanctions internationales visant la Syrie. Aujourd’hui, pour Umm Diab, 46 ans et mère de neuf enfants, arrivée à Irbid en 2013, retourner en Syrie serait « un retour à l’âge de pierre », tellement les conditions de vie y sont dures. Les Syriens manquent de services de base tels l’électricité, l’eau et le carburant.

Les décisions concernant l’avenir ne sont pas prises de façon individuelle, mais en coordination avec le réseau familial élargi et celui de voisinage. Lors de nos échanges avec des femmes syriennes, il est apparu que pendant l’exil, les liens familiaux dépassent le simple cadre émotionnel pour participer à de véritables mécanismes de survie et de solidarité.

Les familles syriennes en Jordanie ont, au fil des années, reconstitué des systèmes informels de soutien fondés sur la parenté, l’origine villageoise ou les liens de voisinage. Ces réseaux fournissent des aides dans tous les domaines, de la mise en commun des fonds pour le loyer et l’accès à l’aide alimentaire aux soins aux enfants et à la recherche d’un travail informel.

Les femmes syriennes que nous avons rencontrées ont expliqué qu’elles cherchent toujours à vivre à proximité de leurs sœurs, cousins ou beaux-parents, ce qui leur permet de partager des responsabilités telles que les départs à l’école ou les tâches ménagères et même de répartir les rôles dans la parentalité. Rompre avec ces liens, même au nom du retour au pays, comporte des risques, spécialement pour les femmes.

En effet, environ un tiers des ménages de réfugiés syriens en Jordanie sont dirigés par des femmes, dont beaucoup sont veuves, divorcées ou vivent séparées de leurs maris qui travaillent à l’étranger, particulièrement dans les pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis. Pour ces femmes, l’idée de retourner en Syrie seule est intimidante. La peur de la violence, le manque de services de base et l’absence d’une présence masculine en Syrie pèsent lourdement sur ces décisions.

C’est le cas d’Umm Diab, dont le mari a commencé à travailler au Koweït avant même le début du conflit. Pour elle, rentrer seule en Syrie avec ses enfants signifierait la perte des liens familiaux avec ses frères et sœurs et avec ses voisins qui l’ont soutenue dans son quotidien de femme seule durant son séjour en Jordanie.

De nombreuses femmes ont acquis une indépendance financière en exil ; mais le retour en Syrie pourrait engendrer la perte de leurs revenus. Par ailleurs, les décisions concernant le retour sont encore souvent prises, ou du moins fortement influencées par des hommes absents car, nous l’avons évoqué, travaillant dans le Golfe. En même temps, la séparation temporaire des membres d’une même famille est aussi envisagée afin de préparer les conditions du retour de l’ensemble du noyau familial. Dans l’une des familles rencontrées à Zaatari, c’est l’homme qui est rentré en premier en Syrie, son épouse et ses enfants devant le rejoindre une fois la scolarité de ces derniers terminée. À l’inverse, dans un autre cas, c’est la femme, accompagnée des enfants, qui est rentrée en Syrie, tandis que l’homme est resté en Jordanie pour continuer à bénéficier du taux de change favorable et leur envoyer de l’argent.

Outre l’importance des liens familiaux et d’interdépendance qui se sont restructurés en exil, le choix du retour est aussi vécu de manière différente en fonction de l’âge.

Près de 49 % de la population syrienne en Jordanie a entre 0 et 17 ans. Majoritairement née en exil ou arrivée très jeune, cette composante de la population a des perceptions et des attitudes différentes à l’égard du retour. Umm Firas, mère de six enfants, résidente de Zarqa, à l’est d’Amman, explique que tous ses enfants parlent un dialecte jordanien en dehors de la maison, ce qui reflète selon elle leur degré d’insertion dans la société hôte, notamment en milieu urbain.

Par ailleurs, la question de l’éducation des enfants en d’autres langues, avec la prééminence de l’anglais en Jordanie, facteur à prendre en compte dans les autres pays du refuge syrien (notamment en Turquie ou plus loin en Europe), apparaît comme une autre entrave au possible retour.

En outre, alors que l’âge de mariage demeure très bas, les jeunes entre 18 et 25 ans ont dans la plupart des cas déjà établi leur propre famille, ce qui est le cas d’une des filles d’Umm Firas, 22 ans, mariée et mère de deux enfants. Les choix du retour de ces deux familles se trouvent donc imbriqués.

Pour les plus jeunes, retourner en Syrie peut par ailleurs devenir un choix contraint, notamment en raison de l’impossibilité, pour les plus éduqués d’entre eux, de trouver un emploi en Jordanie, mais aussi face au durcissement sécuritaire exercé à leur encontre par les autorités locales.

Une politique d’accueil de plus en plus contraignante

L’évolution de la politique d’accueil jordanienne à l’égard des Syriens constitue un dernier élément essentiel pour comprendre les choix du retour, lequel devient inexorable face à des contraintes économiques et sécuritaires de plus en plus importantes. Avant même que la chute du régime d’Assad se profile, la Jordanie était confrontée à de très grandes difficultés pour pouvoir continuer à financer l’accueil des réfugiés syriens.

En août 2024, seulement 7 % du budget prévisionnel destiné au Plan de réponse jordanien à la crise syrienne, financé par des donations internationales, avait été obtenu, soit 133 millions sur 2 milliards de dollars. Cela a entraîné une diminution substantielle des aides humanitaires distribuées sous forme de bons d’achat. Plusieurs habitants de Zaatari relatent aussi une raréfaction des services d’assistance, notamment en matière de santé.

La diminution des aides devrait en outre entraîner la fermeture du camp de Marajeeb al Fohood, financé et géré par le Croissant-Rouge des Émirats arabes unis, qui a vu le départ de près de 350 personnes en mai dernier. Les Syriens du camp d’al-Azraq, notamment ceux détenus dans le « village n°5 », considéré comme un centre de rétention sécuritaire, font l’objet de procédures d’extradition vers la Syrie. C’est le cas d’un fils d’Umm Firas, détenu pendant plus de six mois en raison de soupçons de proximité avec des groupes salafistes, qui a finalement été renvoyé en Syrie et a rejoint la maison de son grand-père.

La diminution des aides internationales s’est aggravée avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine et la suspension des aides pourvues à travers USAID. Les employés de nombreuses organisations internationales, dont le HCR, vont voir leurs contrats arriver à terme d’ici l’été, avec la fermeture des centres d’enregistrement de l’Agence à Irbid et Zarqa.

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Des travailleuses de l’UNHCR au camps de Zaatari, Jordanie, août 2013.
United Kingdom Foreign and Commonwealth Office

À cela s’ajoutent les restrictions liées à l’arrivée à échéance de l’accord Jordan Compact, conclu entre l’Union européenne et la Jordanie, et qui avait permis l’attribution de 200 000 permis de travail à des Syriens (limités principalement aux secteurs non qualifiés de l’agriculture et du bâtiment) en échange d’aides au développement versées par l’UE. Désormais, les Syriens doivent payer des frais de permis de travail, à l’instar des autres travailleurs migrants, ce qui constitue pour les réfugiés en Jordanie un obstacle majeur susceptible d’accélérer leur retour au pays.

Dans le même temps, on constate, paradoxalement, un relâchement des restrictions sécuritaires mises en œuvre pour contrôler le camp de Zaatari. La sortie des Syriens du camp est permise à travers une demande de « vacances » (Igâze) ou grâce à la possession d’un permis de travail valide. De nombreux réfugiés se procurent un faux permis exclusivement pour pouvoir circuler en dehors du camp.

Depuis décembre, le système s’est assoupli : certaines personnes sont désormais autorisées, de manière informelle, à franchir le barrage qui entoure le camp, ce qui traduit une volonté des autorités jordaniennes de rendre la vie sur place plus viable, dans l’objectif d’y maintenir les habitants. Le camp de Zaatari joue un rôle stratégique dans la mise en visibilité de l’accueil jordanien et dans la levée de fonds internationaux, ce qui explique la volonté du gouvernement de conserver ce lieu le plus longtemps possible, afin de continuer à bénéficier des aides internationales.

Une multiplicité de facteurs à prendre en compte

Malgré les changements politiques et les appels à la reconstruction en Syrie, de nombreux réfugiés syriens restent incertains quant à leur avenir. Pour eux, la question n’est pas seulement de savoir si la Syrie est devenue un lieu de vie sûr, mais aussi de savoir si les conditions sociales, économiques et familiales sont réunies pour affronter ce changement après de longues années où ils ont dû reconstruire leurs vies en exil.

Loin donc des seuls points de passage des frontières sous observation des acteurs humanitaires et politiques, c’est au sein des espaces domestiques, à travers la Jordanie et les autres pays d’accueil des réfugiés, qu’il faut prêter attention aux attentes multiples et parfois contradictoires des familles syriennes afin de continuer à garantir l’accès aux droits, au travail et à l’éducation, et de préserver les réseaux d’entraide – autant d’éléments à prendre en compte pour un retour volontaire et digne en Syrie.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

Auteur : Valentina Napolitano, Sociologue, chargée de recherche à l’IRD (LPED/AMU), spécialiste des questions migratoires et des conflits au Moyen-Orient, Institut de recherche pour le développement (IRD)

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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