Thés sencha, umami, grands crus… Comment le marketing invente de nouveaux discours

Bienvenue à l’ère des thés iodés, boisés et umami. Cette nouvelle culture du thé haut de gamme s’appuie sur de supposés terroirs ou sur un imaginaire de raffinement, inspiré de l’œnologie. Les grands gagnants de cette mutation sémantique : les distributeurs et vendeurs de thé.
« Thés d’origine », « grands crus », « goût iodé » ou « boisé », « saveur umami », senteurs qui « évoquent les montagnes de Chine », si ces termes vous parlent, vous êtes certainement amateurs de thé. Depuis quelques années, ils fleurissent et traduisent un changement palpable dans les discours environnant la consommation du précieux breuvage. En 2022, la consommation moyenne de thé en France était de 250 grammes par personne et par an.
Cette mutation emprunte beaucoup aux discours œnologiques. Elle s’inscrit dans une longue histoire, celle de la perception occidentale du thé comme une boisson à la fois exotique et raffinée. En réalité, elle n’est pas spécifique à la France.
Elle témoigne d’une évolution du marché européen qui doit beaucoup à l’action des distributeurs spécialisés et à leur stratégie marketing. C’est ce que montrent les premiers résultats d’une étude qui sera présentée à Lyon le 20 juin, lors d’un colloque consacré à l’histoire du marché du thé dans une perspective interculturelle.
Parler d’un thé comme d’un vin
Les nouveaux discours du thé doivent beaucoup aux usages développés dans le domaine de la vigne et du vin. Une première série d’emprunts à l’œnologie concerne les pratiques de désignation des thés, en particulier des thés purs : les cultivars, terme botanique, sont fréquemment qualifiés de « cépages ».
Comme un vin, un thé peut « libérer des saveurs » qualifiées par des adjectifs que l’on retrouve aussi dans la description des arômes du vin ou du whisky. Le goût n’est pas seulement décrit en termes de « saveurs », mais aussi de « notes ». Par exemple, un thé darjeeling est décrit comme :
« Produit dans le jardin de Selimbong, ce thé noir dévoile lors de sa dégustation tout le charme secret qui rend les thés de printemps de cette région du nord de l’Inde si séduisants. Sa liqueur enveloppante libère des saveurs florales, fruitées, boisées et minérales d’une rare intensité. »
Les descriptions empruntent des tournures syntaxiques à l’œnologie : là où un vin peut « offrir une robe » qui sera décrite par des adjectifs de couleur, un vin « offre » ou « procure une tasse ». Même si celle-ci peut être « dorée », elle sera souvent décrite pour autre chose que sa couleur, comme « douce » ou « chaleureuse ».
Pour sa part, la description des « accords » thé/mets par les « sommeliers de thé » est calquée sur le discours des sommeliers traditionnels, comme pour ce thé du Yunnan :
« Ce thé s’accorde idéalement avec une viande rouge ou un gibier : ses notes se fondent avec les parfums pyrogénés de la viande rôtie ou grillée. Les notes miellées du Grand Yunnan impérial se marient aussi parfaitement avec un chocolat noir intense, pour un accord de caractère. »
Thé haut de gamme
On assiste à la diffusion d’une nouvelle culture du thé haut de gamme, en prenant appui sur les usages de l’œnologie. Ce choix stratégique se révèle d’autant plus judicieux qu’il est en phase avec l’image historique du thé comme boisson synonyme de raffinement et de distinction. Un distributeur peut ainsi décrire « un Earl Grey très élégant, à la fois sophistiqué et racé ».
La scène européenne du thé pris un soir d’automne ou d’hiver ressurgit au détour de la description d’un thé de Chine : « Un (thé) Pu-Erh de l’année aux feuilles torsadées, offrant une infusion au bouquet sous-bois humide et des notes évoquant le feu de cheminée. »
Comme pour le vin, les descriptions des thés d’origine évoquent volontiers des paysages : « Les nuits fraîches et brumeuses des contreforts de l’Himalaya ont donné à cette récolte de printemps son arôme si particulier. »
Plus généralement, les descripteurs utilisés renvoient souvent au domaine de la forêt, comme le montrent les adjectifs désignant la flore, mais aussi le « goût de sous-bois » fréquemment prêté au Pu-Erh chinois. La montagne et surtout la mer sont fréquemment mobilisées, elles aussi, sur une base fortement métaphorique. On ne s’étonnera donc pas de voir qualifié de « iodé » un thé s’accordant avec des fruits de mer :
« Cette récolte d’été offre une tasse aux notes végétales puissantes et à l’arôme iodé avec une légère astringence. Parfait en accompagnement de fruits de mer et crustacés, poisson cru et fromage de chèvre frais. »
Terroir de thé « umami »
La France produit 1 500 tonnes de thé par an, notamment à la Réunion, mais peu en France métropolitaine. Cette très faible production introduit une différence importante avec les discours du vin, en tout cas des vins français. La question du terroir est traitée sur le mode de l’exotisme, comme l’attestent les descriptions commençant par la désignation d’un lieu d’origine. Ce dernier prend la forme d’un nom propre que l’acheteur ne connaît pas forcément, le jardin de Selimbong.
Mais la question de l’ancrage dans un territoire ne se réduit ni aux paysages ni aux toponymes. Un thé pur ni parfumé ni mélangé et issu d’une seule région sera souvent qualifié de « thés d’origine », et adossé à un standard des productions agroalimentaires valorisées, l’appellation d’origine. Mais chez certains distributeurs, cette appellation s’applique aussi au genmaïcha, mélange de thé vert japonais et de riz soufflé, ou au thé au jasmin.
Les terroirs des « thés d’origine » sont presque toujours asiatiques, ce qui se traduit par des emprunts lexicaux au japonais et au chinois. Un simple coup d’œil à l’outil Google Ngram – application linguistique permettant d’observer l’évolution de la fréquence d’un ou de plusieurs mots ou groupes de mots – permet de constater une explosion récente de la fréquence du mot japonais umami dans les données francophones.

Books Ngram Viewer
Umami, en japonais, signifie « savoureux ». Il n’est pas particulièrement associé au thé, mais a connu une popularité récente pour désigner une « cinquième saveur » supposément spécifique de la culture alimentaire japonaise. Le terme sencha, thé vert japonais, voit également son usage augmenter fortement. Cela contraste avec des thés plus haut de gamme gyokuro, mélangées genmaicha ou spécifiquement chinois comme Pu’Erh ou puerh, dont la fréquence d’usage est stable.
L’évolution des discours se cristallise donc sur le thé vert pur japonais d’entrée ou de milieu de gamme.
Évolution du marché
Cette évolution sur les trente dernières années doit beaucoup à quelques distributeurs emblématiques fonctionnant sur le modèle de la franchise comme Le Palais des Thés. Ces entreprises ont construit une image de marque reposant sur l’expertise technique de leurs fondateurs et la mise en avant d’un rôle de médiateur culturel et gastronomique. Le déploiement de cette nouvelle culture du thé passe par l’implantation de boutiques reconnaissables dans les quartiers commerçants de luxe, par le développement de formations privées ou partenariales aux métiers du thé, en particulier autour du métier de sommelier de thé, et par des initiatives éditoriales comme la publication de beaux livres sur le thé.

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Cette stratégie n’est pas spécifique au marché français. Elle est également très bien documentée en Allemagne, où elle a été initiée à la toute fin des années 1980 par la société Gschwendner. On en retrouve les grands principes en France dans la politique d’une société qui a pris son essor dans les années 1990, le Palais des thés. Dans les deux pays, les marques historiques vendant des thés parfumés de luxe ont rapidement développé une offre commerciale adaptée à ce marché émergent.
La comparaison entre les deux pays a ses limites. Les pratiques discursives attachées à cette nouvelle culture ont des formats très semblables, mais leur substance linguistique diffère. Les contributions consultables sur la théinosphère allemande évoquent le goût moins en détail, mais certaines s’attardent davantage sur la nuance de vert dans la tasse. De façon générale, l’homogénéisation des discours sur le thé dans le monde germanophone semble moins avancée qu’en France. Peut-être sous l’effet d’une sociologie des discours du vin qui n’est pas tout à fait la même entre les deux pays ?
Pierre-Yves Modicom ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Pierre-Yves Modicom, Professeur, Université Jean Moulin Lyon 3
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