Décryptage technologique

Une nouvelle étude montre que la lèpre existait en Amérique bien avant l’arrivée des Européens

Longtemps considérée comme une maladie infectieuse introduite en Amérique par les colonisateurs européens, la lèpre pourrait en fait avoir une histoire bien plus ancienne et plus complexe sur le continent. Une nouvelle étude internationale publiée aujourd’hui dans la revue Science, révèle que Mycobacterium lepromatosis, une bactérie récemment identifiée qui cause la lèpre, infecte les humains en Amérique depuis au moins 1 000 ans, soit plusieurs siècles avant le contact européen.


La lèpre est une maladie chronique ancienne qui se manifeste par des lésions de la peau, des nerfs périphériques, de la muqueuse des voies respiratoires supérieures ainsi que des yeux. Elle est présente dans plus de 120 pays et 200 000 cas sont notifiés chaque année selon l’OMS. Les personnes touchées par la lèpre sont atteintes de difformités physiques et sont également confrontées à la stigmatisation et à la discrimination. Cependant, la lèpre est curable et le traitement à un stade précoce permet d’éviter les séquelles.

Cette maladie a longtemps été associée à une seule bactérie : Mycobacterium leprae, responsable de la forme « classique » de la maladie, décrite dans les manuels et prédominante à l’échelle mondiale. En 2008, une seconde espèce, Mycobacterium lepromatosis, a été identifiée au Mexique. Elle provoque des symptômes cliniquement très similaires, si bien qu’elle passe souvent inaperçue – seuls des tests génétiques ciblés permettent de la distinguer de M. leprae. Bien que le développement d’outils génétiques ait permis une intensification des recherches sur cette bactérie, les cas humains confirmés restaient principalement localisés en Amérique, notamment au Mexique et dans la région des Caraïbes. En 2016, la découverte inattendue de M. lepromatosis chez des écureuils roux dans les îles britanniques – un réservoir animal dans une zone non endémique – a soulevé la question de l’origine géographique de cette bactérie.

Malgré des recherches intensives dans les données d’ADN anciens européens, M. lepromatosis n’a jamais été détectée sur le continent. C’est dans ce contexte que l’hypothèse d’une origine américaine a pris de l’ampleur. Notre projet est né d’une découverte fortuite de cette espèce dans les données publiées d’un individu d’Amérique du Nord daté à 1300 ans avant le présent. Ce signal inattendu nous a conduits à étendre nos recherches, en retraçant sa présence passée via des analyses d’ADN ancien, et en documentant sa diversité actuelle à travers des cas modernes, pour mieux comprendre l’histoire et la circulation de ce pathogène largement négligé.

Cette étude est essentielle pour éclairer les mécanismes de transmission des bactéries responsables de la lèpre, en particulier en tenant compte de la diversité des réservoirs possibles. En reconstituant l’histoire évolutive et la distribution géographique de M. lepromatosis, nous espérons mieux comprendre comment cette bactérie se transmet encore aujourd’hui.

Nous avons analysé près de 800 échantillons, y compris des restes anciens d’ancêtres autochtones (couvrant plusieurs millénaires, jusqu’à 6 000 ans en arrière) et des cas cliniques modernes. Nos résultats confirment que M. lepromatosis était déjà largement répandue, du nord au sud du continent américain, bien avant la colonisation, et apportent une nouvelle perspective sur les souches qui circulent aujourd’hui.

Cette découverte modifie en profondeur notre compréhension de l’histoire de la lèpre en Amérique. Elle montre que la maladie était déjà présente parmi les populations autochtones depuis des siècles avant le contact européen, et qu’elle a évolué localement sur le continent.

Un aspect essentiel de ce projet a été la collaboration avec des communautés autochtones du Canada et d’Argentine. Celles-ci ont été activement impliquées dans les décisions concernant l’étude des restes humains anciens, la restitution des matériaux, ainsi que l’interprétation des résultats. Une représentante autochtone figure parmi les autrices de l’article. Cette démarche vise à respecter les principes d’éthique de la recherche et à renforcer le dialogue entre sciences et savoirs communautaires.

Une enquête à l’échelle du continent

Nous avons mené le dépistage le plus vaste jamais réalisé pour ce pathogène, en analysant à la fois des restes humains anciens et des échantillons cliniques provenant de cinq pays : Mexique, États-Unis, Brésil, Paraguay et Guyane française. La plupart des cas positifs ont été identifiés au Mexique et aux États-Unis, ce qui reflète probablement à la fois une présence réelle du pathogène dans ces régions, mais aussi un échantillonnage plus intensif dans ces pays.

Pour retrouver des traces de pathogènes dans des restes humains anciens, nous avons utilisé une approche paléogénomique, une discipline qui permet d’extraire et d’analyser l’ADN conservé dans les os ou les dents pendant des siècles, voire des millénaires. Ce que nous récupérons est un mélange très complexe : de l’ADN du sol, des bactéries environnementales, de la personne décédée, et parfois – si l’individu était malade au moment de sa mort – de l’ADN de l’agent pathogène qui l’a infecté. Grâce aux technologies de séquençage à haut débit, nous lisons tous ces fragments d’ADN (souvent très courts, entre 30 et 100 bases) puis nous les comparons à de grandes bases de données contenant les génomes de tous les agents pathogènes connus.

Dans ce cas précis, nous avons identifié dans les échantillons anciens de petits fragments d’ADN couvrant environ 80 % du génome de Mycobacterium lepromatosis, ce qui nous a permis de confirmer sa présence chez un individu précolombien. Ensuite, nous avons concentré nos efforts sur cet échantillon pour récupérer davantage de fragments du pathogène, jusqu’à pouvoir reconstituer son génome complet. Cela nous a permis non seulement de confirmer l’infection, mais aussi d’analyser l’évolution génétique de la bactérie à travers le temps.

Fait remarquable, la bactérie a été retrouvée dans les ossements de trois individus anciens – une femme originaire du Canada actuel, datée par radiocarbone à environ 1 300 ans avant le présent (AP), et une femme et un homme d’Argentine actuelle, datés à environ 900 ans AP. Bien que séparés par plus de 10 000 km, leurs infections datent d’une période relativement proche (il y a près de 1 000 ans), et leurs souches sont génétiquement et évolutivement similaires. Cela suggère que la bactérie s’était largement répandue sur le continent en seulement quelques siècles. On ignore encore si cette dispersion rapide est due à des réseaux humains (commerce, contact) ou à des animaux à forte mobilité.

Notre étude permet également de mieux comprendre un mystère ancien : la présence de Mycobacterium lepromatosis chez les écureuils roux dans les Îles britanniques. En 2016, une étude menée par la Dre Charlotte Avanzi, aujourd’hui co-première autrice de notre travail – avait révélé pour la première fois que ces animaux étaient porteurs de la bactérie, mais sans pouvoir expliquer son origine ni comment elle avait atteint les îles Britanniques. Grâce à nos nouvelles analyses phylogénétiques, nous montrons que ces souches animales appartiennent à un lignage dérivé d’un ancêtre commun qui aurait émergé il y a environ 3 200 ans – bien avant les premiers contacts transatlantiques – mais que leur diversification locale n’a commencé qu’au XIXe siècle. Cela suggère fortement une introduction récente depuis les Amériques, suivie d’une expansion dans la population d’écureuils. C’est la première preuve que M. lepromatosis, historiquement endémique aux Amériques, a commencé à se diffuser sur d’autres continents – une dynamique inverse à celle de M. leprae, arrivé en Amérique depuis l’Europe et l’Afrique avec la colonisation. Ces résultats soulèvent des implications importantes en santé publique et appellent à surveiller la propagation intercontinentale de ce pathogène.

Une histoire évolutive ancienne toujours en cours

Parmi les découvertes les plus frappantes de notre étude figure l’identification d’un lignage très ancien de Mycobacterium lepromatosis, appelé NHDP-LPM-9, que nous avons retrouvé chez deux personnes aux États-Unis. Ce lignage se distingue de toutes les autres souches connues par un nombre significativement plus élevé de mutations, et notre analyse suggère qu’il aurait divergé des autres lignages il y a plus de 9 000 ans. À titre de comparaison, la grande majorité des souches modernes que nous avons analysées – 24 sur 26 – appartiennent à un groupe beaucoup plus homogène, que nous avons appelé Clade Dominant Actuel (Present-Day Dominant Clade, ou PDDC), qui représente environ deux tiers de la diversité génétique connue aujourd’hui. Ce clade semble s’être étendu après la colonisation européenne, probablement en lien avec les profonds bouleversements sociaux, écologiques et démographiques de l’époque.

La co-circulation actuelle de deux lignages ayant divergé il y a plusieurs millénaires suggère que d’autres lignées anciennes pourraient encore exister, mais être passées inaperçues jusqu’ici. Étant donné sa très faible fréquence apparente dans les cas humains récents, il est probable que M. lepromatosis ait évolué en partie dans un ou plusieurs réservoirs, depuis lesquels il pourrait occasionnellement infecter des humains. Ces résultats soulignent l’importance de mieux surveiller ce pathogène, encore très mal connu, pour en comprendre les mécanismes d’infection et de transmission.

Cette recherche bouleverse non seulement notre compréhension de l’origine de la lèpre, mais contribue à une question plus large : quelles maladies infectieuses existaient en Amérique avant 1492 ? Depuis des siècles, chercheurs et communautés autochtones s’interrogent sur le rôle des maladies dans l’histoire du continent. Cette étude apporte une nouvelle pièce à ce puzzle complexe.

Une nouvelle étude montre que la lèpre existait en Amérique bien avant l’arrivée des Européens

Nicolás Rascovan est membre de l'UMR 2000 du CNRS

Nicolás Rascovan a reçu financement Européen de l'ERC et Français de l'ANR

Charlotte Avanzi a reçu des financements de la Fondation Raoul Follereau

Maria Lopopolo a été financée pendant sa thèse de doctorat par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et la Fondation pour la Recherche Médicale (FRM).

Auteur : Nicolas Rascovan, Chercheur à l’Institut Pasteur, Université Paris Cité

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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