Washing ou bashing : quel avenir pour la diversité à l’ère Trump ?

La pérennité des dispositifs « Diversité, équité et inclusion » (DEI) dans chaque entreprise repose sur leur capacité à transcender deux écueils : le diversity-bashing, renforcé par l’élection de Donald Trump, et le diversity-washing caractérisé par des dispositifs organisationnels plus soucieux d’apparence que de transformation substantielle. C’est dans cet espace étroit, entre instrumentalisation cynique et rejet idéologique, que se joue l’avenir de la diversité en entreprise.
Le géant allemand de logiciels SAP annonce supprimer certains de ses objectifs en matière de diversité et d’inclusion, afin de se conformer à l’administration Trump. En France, la ministre du travail Astrid Panosyan-Bouvet estime que ce sont « des valeurs non négociables ». Ces politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) dans les grandes entreprises traversent une période charnière.
Alors qu’aux États-Unis l’administration Trump met fin aux initiatives DEI dans les agences fédérales et dans de grandes entreprises privées américaines, la situation en France s’est complexifiée.
Malgré les déclarations rassurantes de grandes entreprises face aux sollicitations de l’ambassade américaine les sommant de certifier l’absence de programmes DEI, des signaux inquiétants se confirment.
La lutte contre les discriminations, pourtant inscrite dans le droit positif français, continue de se dégrader. Le défenseur des droits français met en lumière la hausse des non-recours, signes d’un « renoncement extrêmement préoccupant ». Le climat international semble décomplexer certains dirigeants d’entreprises. Ils adoptent des positions plus ambivalentes sur la diversité, réduisant discrètement leurs initiatives DEI sous prétexte de prétendues pressions externes. En réalité, les entreprises françaises semblent moins menacées par des pressions économiques directes venues des États-Unis que par un revirement idéologique fondamental. Après une quinzaine d’années de conformité apparente aux principes DEI, certains dirigeants paraissent enclins à exprimer ouvertement des positions critiques à l’égard de ces politiques.
Ces dispositifs DEI déployés en France possèdent-ils la solidité structurelle nécessaire pour résister à un revirement idéologique d’envergure ? Plusieurs travaux récents en sciences de gestion révèlent des fragilités systémiques préoccupantes que l’on peut regrouper sous trois pratiques.
Minimisation et contournement des directives européennes
Ces politiques DEI concernent principalement les entreprises de plus de 250 salariés, car ces dernières sont directement visées par la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Cette directrice européenne impose, entre autres, des obligations en matière de durabilité sociale à intégrer dans la stratégie de l’entreprise et ses documents comptables. C’est en particulier le cas de la norme sociale ESRS S1. Elle exige que la diversité soit le nouveau prisme d’analyse au travers duquel les indicateurs sociaux doivent être analysés. La directive Omnibus remet en cause les mécanismes de mesure, de contrôle et de sanction civile. En particulier, elle compromet le concept de matérialité d’impact, un instrument essentiel qui permettait d’intégrer visiblement les enjeux de diversité tant dans la stratégie que dans les documents comptables de l’entreprise.
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Manipulation des exigences légales
Les dispositifs DEI en France souffrent d’une fragilité structurelle, en partie liée à des pratiques qui contournent ou manipulent les exigences légales. L’égalité homme-femme et la mesure des personnels en situation de handicap (OETH) illustrent ces pratiques.
Concernant l’égalité femmes-hommes, la loi Rixain de 2021 impose un pourcentage minimal de représentation féminine dans les instances dirigeantes et les réseaux de management. L’imprécision relative à la définition de ces réseaux offre aux entreprises une marge d’interprétation qu’elles exploitent stratégiquement. Elles ciblent des strates hiérarchiques où les objectifs quantitatifs sont plus aisément atteignables, sans transformer véritablement les structures de pouvoir.
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Dans le second cas, pour satisfaire à l’obligation des 6 % de personnels en situation de handicap, certaines entreprises privilégient des campagnes internes incitant les salariés en poste à déclarer des handicaps légers. Autre subterfuge : le dénombrement d’alternants en situation de handicap, qui ne restent généralement pas dans l’entreprise, plutôt que de recruter des personnes en situation de handicap.
Ces stratégies d’adaptation permettent aux organisations d’afficher une conformité formelle aux exigences légales, tout en préservant les structures de pouvoir préexistantes. Elles vident de facto les dispositifs légaux de leur potentiel transformateur.
Inconstance et inconsistance
Les dispositifs de diversité peinent à pénétrer durablement les stratégies de ressources humaines. Ils restent au niveau de logiques purement communicationnelles. Les entreprises s’appuient sur des mécanismes de preuves chiffrées pour asseoir toute politique de gestion des ressources humaines. Leur problème majeur réside dans l’inconstance et l’inconsistance avec lesquelles de grandes entreprises définissent puis mesurent la diversité.
L’inconstance porte sur le flou qui entoure la définition même de diversité. Une étude entre 2002 et 2022 a montré comment de grandes entreprises du CAC 40 font l’amalgame entre lutte contre les discriminations, inclusion, sentiment d’appartenance, équité ou satisfaction au travail. Si ces approximations font le jeu des objectifs de communication, elles ne permettent pas à l’entreprise d’intégrer les politiques de diversité dans leur stratégie long terme.
L’inconsistance, elle, porte sur les méthodes de mesure de la diversité. Deux courants s’opposent radicalement. Le premier considère que la diversité est une perception individuelle « pour soi et par soi » selon les travaux de Cox. Le second considère que la diversité est une perception qui s’appréhende au niveau agrégé d’un groupe, selon la formule « la perception commune de la façon dont les choses se passent ici ».
Dans le rapport du Comité pour la mesure et l’évaluation de la diversité et des discriminations (Comedd), le sociologue et démographe François Héran ajoute à cette ambiguïté majeure, celles des modes de collecte. Le tableau ci-dessus fait la différence entre auto-perception, hétéro-perception, auto-hétéro-perception et classification. François Héran montre que ces différentes méthodes ne conduisent pas nécessairement à des mesures cohérentes. Par exemple, une personne peut ressentir un fort sentiment d’appartenance à un groupe minoritaire – auto-perception –, sans que cela ne soit reflété dans la manière dont elle est perçue par son manager – hétéro-perception – ou dans les statistiques agrégées de l’entreprise, basées sur des critères administratifs – classification.
En compromettant toute tentative de mesure rigoureuse, ces inconsistances conceptuelles, méthodologiques et pratiques finissent par discréditer les baromètres, les sondages et les enquêtes mises en avant par les entreprises. Elles érodent la confiance que salariés et parties prenantes accordaient initialement à ces mécanismes d’évaluation.
Perméabilité aux discours anti-DEI
Il serait illusoire de considérer que les entreprises françaises demeurent imperméables aux courants idéologiques défavorables qui traversent actuellement l’Atlantique. Comme le souligne la sociologue Laure Bereni, leurs pratiques relèvent parfois d’un « management de la vertu », privilégiant l’image au détriment d’un engagement sincère à l’égard de la diversité.
Dans ces dispositifs, l’égalité homme-femme apparaît néanmoins comme la plus robuste en France. Cette catégorie est singulière à plusieurs égards. Les femmes ne constituent pas une minorité démographique. Les lois françaises, de la révision constitutionnelle de 1999 à la loi Rixain de 2021, ont solidement ancré cette égalité dans le droit, en la distinguant des autres dimensions de la diversité. Malgré ces avancées, les résultats restent mitigés, car ces lois ne garantissent pas une transformation profonde des pratiques managériales.
Prévenir l’effondrement des politiques DEI exige désormais une triple transformation :
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un renforcement radical de l’authenticité des engagements organisationnels ;
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une refonte méthodologique garantissant la rigueur scientifique des mesures déployées ;
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l’ancrage d’une véritable éthique de conviction au sommet des hiérarchies décisionnelles.
Sans ces transformations profondes, les dispositifs actuels demeureront vulnérables tant aux attaques idéologiques externes qu’à l’érosion interne de leur crédibilité.
Jérôme Coullaré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Jérôme Coullaré, Doctorant en sciences de gestion, laboratoire IAE Paris Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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