Incarcérer des prisonniers dans la jungle de Guyane : le choix d’une brutalité pénale ostentatoire
Gérald Darmanin, ministre de la justice, a annoncé la création d’une prison de haute sécurité au cœur de la jungle amazonienne de Guyane pour les narcotrafiquants les plus dangereux et les islamistes. Ce projet assume une forme de brutalité pénale : celle d’un bannissement extrême, à la fois géographique et moral, hors du territoire hexagonal. Est-il de nature à répondre aux déficiences du système carcéral actuel ?
Il y a peu de temps, Gérard Darmanin annonçait le doublement de places en semi-liberté) et la création de prisons de haute sécurité pour les narcotrafiquants les plus dangereux. À présent le ministre propose l’ouverture d’une de ces prisons en pleine jungle guyanaise d’ici à 2028. À première vue, Gérald Darmanin semble s’attaquer au monde carcéral sur tous les fronts. Mais cette annonce n’a rien de réellement novateur. Elle s’inscrit dans une stratégie de délocalisation géographique de la peine d’enfermement, qui évoque inévitablement les pratiques historiques du bagne colonial, notamment en Guyane.
Ce qui diffère cependant, c’est le contexte global dans lequel ce projet s’inscrit. En effet, il fait écho à d’autres politiques européennes récentes, comme l’accord signé entre le Danemark et le Kosovo pour y transférer 300 détenus étrangers en attente d’expulsion, ou encore la coopération carcérale entre la Norvège et les Pays-Bas, où des prisons furent temporairement louées.
En France, cette relégation se fait à l’intérieur même du territoire national, dans un espace ultramarin éloigné de la métropole. On met à distance tout en conservant la souveraineté. Darmanin n’est pas le seul à avoir eu cette idée : Laurent Wauquiez a proposé l’ouverture d’un centre de rétention à Saint-Pierre-et-Miquelon, tandis que Trump, outre-Atlantique, envisage de rouvrir la prison d’Alcatraz.
Deux problématiques se posent dans ce contexte : l’une touche aux droits de l’homme, l’autre interroge la logique carcérale et l’utilisation des peines d’enfermement extrêmes.
Risques pour les droits humains
Sur le plan des droits humains, d’abord, la délocalisation de la peine soulève de vraies préoccupations. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le respect de la vie privée et familiale. La Cour européenne a déjà jugé que le placement de détenus loin de leurs proches, sans justification proportionnée, pouvait constituer une violation du droit.
En Guyane, cet éloignement est aggravé par un environnement sanitaire fragile : le territoire est régulièrement touché par des épidémies de dengue et souffre d’un sous-équipement hospitalier (Santé publique France, 2025). Or, l’article 3 de la Convention interdit les traitements inhumains ou dégradants, ce qui inclut des conditions de détention déficientes sur le plan médical.
Incarcérer en Guyane, dans ce contexte, revient donc à opérer un choix sécuritaire à haut risque pour la population carcérale. Ainsi, ce qui est nouveau par rapport au bagne, ce n’est pas l’éloignement en tant que tel, mais le fait qu’il soit mobilisé et revendiqué aujourd’hui dans un cadre légal censé garantir la dignité humaine.
Exercer la peine avec ostentation pour l’ennemi de l’État
En second lieu, le projet de réouverture d’une prison en Guyane révèle une évolution de la logique carcérale. La prison ne sert plus à effacer discrètement la violence étatique, mais son déplacement dans un espace d’exil extrême permet à la fois de durcir la peine d’enfermement et de la rendre moralement tolérable.
Des auteurs comme Pieter Spierenburg ou Michel Foucault ont montré le passage d’une justice spectaculaire, centrée sur le corps et la visibilité de la peine (exécutions publiques) à une justice plus discrète, où la punition devient intériorisée à travers l’enfermement et la discipline du corps et de l’esprit (la prison moderne).
Mais ce que l’on observe ici va plus loin encore. Il ne s’agit plus de dissimuler la violence de la peine en la rendant plus « douce » ou plus disciplinée ni simplement de cacher l’effroi de la mise à mort.
Ce que propose le pouvoir politique avec la réouverture d’une prison en Guyane, c’est au contraire d’assumer une forme de brutalité pénale : celle d’un bannissement extrême, à la fois géographique et moral, qui rejette les corps indésirables hors du territoire national, qui plus est, dans un lieu historiquement associé à l’exil et à l’abandon. Ne plus cacher la peine et la souffrance humaine, mais l’exercer avec ostentation.
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Ce bannissement de l’extrême permet de construire un imaginaire sécuritaire puissant autour de la dangerosité du prisonnier qui sera présenté tantôt comme un dégénéré et un irrécupérable, tantôt comme un corps pathogène à mettre en quarantaine. Aujourd’hui, le prisonnier justifiant le bannissement de l’extrême est le narcotrafiquant, mais il pourra être toute autre personne considérée comme l’ennemi d’État du moment.
La combinaison de ces éléments : la mise à distance du corps enfermé, l’enfermement de masse dans un lieu d’exil, et la rhétorique de la dangerosité, produit, comme je l’ai montré dans mes travaux, un processus de normalisation de peines de prison extrêmes. Mes recherches empiriques mettent en évidence un double processus : d’un côté, une désensibilisation sociale face à des conditions de détention indignes, dès lors qu’elles sont spatialement éloignées ; de l’autre, une construction discursive du détenu comme figure dangereuse, quasi biologique, qui légitime cet éloignement. Ce qui devrait apparaître comme inacceptable devient tolérable, voire nécessaire, au nom de la sécurité collective.
In fine, il ne s’agit pas de nier les risques réels posés par certains narcotrafiquants en détention ni les failles actuelles du système carcéral, mais la réponse qui consisterait à les expulser dans une prison ultra-isolée en Guyane constitue moins une solution qu’un aveu d’échec institutionnel. Faute de parvenir à contrôler efficacement les flux de pouvoir et d’influence à l’intérieur des prisons, l’État choisit de déplacer le problème hors du territoire, dans un espace chargé d’un imaginaire colonial, plutôt que de repenser les dispositifs de sécurité et de gouvernance carcérale dans les prisons actuelles.
Ce bannissement de l’extrême, loin d’être une stratégie de sécurité cohérente, masque une incapacité profonde à réformer, tout en normalisant une peine d’exception et inhumaine.
Marion Vannier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Marion Vannier, Chercheuse en criminologie, Université Grenoble Alpes (UGA)
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