L’école face aux fake news : apprendre à décrypter les discours pour former des citoyens avertis

Décryptage technologique

Dans un monde où les discours circulent de plus en plus vite et peuvent être générés par des machines, il importe plus que jamais d’apprendre aux élèves à remettre en contexte ce qu’ils lisent et à comparer leurs sources, en s’interrogeant sur les intentions des locuteurs. Exemple en classe de CM2.


Dans un contexte marqué par une surabondance d’informations issues des réseaux sociaux et d’internet, il devient de plus en plus difficile, pour les jeunes, de distinguer les sources fiables des contenus mensongers. Dans ce contexte, le rôle des enseignants dans le développement des compétences critiques des élèves s’avère crucial.

Peu de chercheurs en didactique se sont véritablement attelés à définir ce que recouvre la notion de critique. Ce n’est pas une discipline officiellement enseignée. Cette notion est transversale, on parle plutôt de compétence critique ou de pensée critique.

Voici ce que propose Hannah Arendt dans Juger, sur la philosophie politique de Kant : « Le penser critique n’est possible que là où les points de vue de tous les autres sont ouverts à l’examen ». L’examen c’est l’analyse, l’observation minutieuse d’un élément pour établir une réalité. En histoire, il est difficile d’établir une vérité en dehors des faits, un document portant toujours le point de vue de celui qui l’a créé. On préfère donc le terme de réalité. Afin de mener cet examen, comment s’y prend-on ? Quel processus peut être mis en œuvre ?

Le rôle de l’enseignant

La classe se structure autour de plusieurs pôles : l’enseignant, les élèves et le savoir en jeu, constituant ce que l’on désigne généralement comme le triangle didactique. En amont de la séance, l’enseignant engage une réflexion préalable sur les savoirs à transmettre. Il est alors pertinent d’analyser les modalités concrètes qu’il mobilise en situation d’enseignement, sous la forme de gestes professionnels.

L’enseignant va utiliser cet outil pour guider, orienter les élèves vers le savoir qu’il a décidé de viser : ici, la compétence critique. Étudier son rôle et son langage est donc une entrée pour mieux comprendre le discours des élèves et, à travers leurs paroles, leur faire apprendre un savoir, une compétence. Le discours de l’enseignant va être analysé au prisme de ce qu’on appelle les gestes professionnels langagiers didactiques.

Ce concept de gestes professionnels trouve son origine dans la psychologie du travail. Il renvoie d’abord à des gestes corporels : l’enseignant se déplace, mobilise ses mains et exprime des intentions à travers ses mimiques. Ces gestes sont qualifiés de « professionnels » car ils contribuent à l’instauration de codes partagés au sein de la classe (corriger des copies par exemple). Ils sont également langagiers, dans la mesure où le langage constitue l’outil central de l’enseignant pour transmettre des connaissances : il s’agit d’un discours structuré autour d’un objectif d’apprentissage. Enfin, ces gestes sont didactiques, en ce qu’ils participent à la construction d’un savoir ciblé. Cet ensemble de gestes relève d’un processus d’étayage, visant à guider et orienter l’activité cognitive des élèves.

L’enseignant mobilise le langage de diverses manières : pour mettre en lumière le thème de la discussion (geste de focalisation), valoriser l’intervention d’un élève en la reprenant (geste de reprise), attirer l’attention sur un élément pertinent à analyser (geste de pointage), reformuler et enrichir les propos d’un élève (geste de reformulation), ou encore établir des liens avec des connaissances précédemment construites (geste de tissage didactique).

Ces gestes de l’enseignant peuvent amener les élèves à se poser des questions, à réfléchir et à débuter la construction d’une compétence critique.

Un cours d’histoire en CM2

Les données sont recueillies dans une classe de CM2 lors des séances d’histoire. La démarche de cette recherche est d’étudier des lettres de poilus présentant des points de vue différents, voire divergents. Les élèves sont confrontés à l’avis de quelqu’un qui a vraiment existé et qui nous livre sa pensée. Les élèves sont amenés à utiliser les mêmes outils que les historiens pour comprendre les documents : mener des enquêtes.

Ici il s’agit de deux lettres de poilus (Giono et Prieur) qui ont écrit en étant au même endroit (1916 à Verdun) mais pas tout à fait au même moment. Voici les lettres transcrites.

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Initier les élèves à un questionnement méthodique

Afin de mettre en évidence l’intérêt des gestes professionnels langagiers didactiques dans les propos de l’enseignante et leur rôle dans la construction d’une pensée critique, nous analysons un échange portant sur la lettre de Giono (la lettre de Prieur ayant également été travaillée en classe). L’enseignante est désignée par l’abréviation PE, et les prénoms des élèves ont été modifiés. La transcription rend fidèlement les échanges, y compris les erreurs de langage. Les gestes professionnels langagiers didactiques repérés sont signalés en gras.

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Fourni par l’auteur

Dans le tour de parole 335, l’enseignante focalise l’attention des élèves sur l’objet de la discussion, à savoir la lettre de Giono. Elle reformule alors l’intervention d’une élève en soulignant que la lettre de Prieur « dit la vérité ». Elle oriente ensuite le regard des élèves vers la lettre de Giono et les invite à réfléchir à la question de sa véracité.

Cela entraîne des réponses intéressantes de la part des élèves : « il ment » (Giono), un autre précise « il dissimule la vérité ». Les élèves questionnent le contenu de la lettre de Giono et réalisent que l’auteur ment : ce que dit Giono est donc potentiellement faux.

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L’enseignante reprend sans modification l’intervention d’Archie et demande des précisions sur les indices qui le mènent à cette conclusion.

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L’enseignante précise sa question : que manque-t-il dans cette lettre pour être crédible ?

Les élèves répondent de deux manières : en citant les éléments manquants tel le lexique en lien avec le domaine de la guerre (qui sont évoqués dans la lettre de Prieur) et, en réalisant que l’auteur parle de joie, terme qui ne coïncide pas avec la thématique guerrière.

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L’enseignante reprend la remarque d’Archie sur le mot « joie » en donnant son avis (« choquant »). Elle incite les élèves à continuer leur enquête en cherchant d’autres mots inattendus dans la lettre de Giono. Archie trouve tout de suite le mot « heureux ».

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Fourni par l’auteur

L’enseignante questionne ensuite les élèves dans l’objectif de replacer la situation dans un contexte qui leur permet de comprendre le décalage entre être heureux et être en guerre. Elle engage un tissage didactique, pour chercher un lien entre ce qu’ils connaissent et ce qui est travaillé en classe : « A quel moment de votre vie vous êtes heureux ? »

Jane se positionne et estime que Giono dit la vérité, mais la sienne, en omettant l’aspect négatif que représentent la guerre et ses combats.

Les élèves comprennent ensuite que Giono s’adresse à ses parents âgés et qu’il cherche à ne pas les inquiéter. La compétence critique permet alors aux élèves de saisir non seulement ce que dit l’auteur, mais surtout pourquoi il le formule de cette manière et pas autrement. Elle les amène à comprendre qu’un texte ne se limite pas à transmettre une information : il produit un discours – au sens fort du terme – qui poursuit un objectif spécifique (ici, rassurer ses parents). Les gestes de l’enseignante visent précisément à guider les élèves vers cette compréhension.

Initier les élèves à un questionnement méthodique permettant de mieux comprendre la fonction d’un document relève de gestes professionnels que l’enseignant peut mettre en œuvre en classe. On le voit bien dans cet extrait de transcription : l’enseignante pose des questions pour orienter la réflexion des élèves et cela permet aux élèves de questionner ce qu’ils lisent.

Face aux réseaux sociaux, l’école primaire et le travail autour de la compétence critique doivent permettre aux jeunes d’être en mesure d’analyser les informations reçues et de pouvoir les trier.

The Conversation

Marie Coutant ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Marie Coutant, Doctorante en Didactique des Disciplines (LAB-E3D), Université de Bordeaux

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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