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L’impact de l’œuvre de Frantz Fanon sur le mouvement Black Power aux États-Unis


L’impact de l’œuvre de Frantz Fanon sur le mouvement Black Power aux États-Unis
« Nous nous révoltons simplement parce que, pour de multiples raisons, nous ne pouvons plus respirer. (F. Fanon) » Banderole des militants de Black Lives Matter, devant un commissariat de police de Minneapolis, le soir où Jamar Clark, un Afro-Américain de 24 ans, a été abattu par la police alors qu’il n’était pas armé (15 novembre 2015).
Wikimédia, CC BY-NC-SA

On connaît, de ce côté-ci de l’Atlantique, l’influence de Fanon sur la pensée décoloniale au sens large. On sait moins qu’il a aussi été beaucoup lu et cité par les mouvements d’émancipation noirs américains des années 1960.


De nombreux historiens ont souligné l’impact de Frantz Fanon (1925-1961) sur la gauche française, y compris sur des intellectuels tels que Jean-Paul Sartre. Le philosophe français a rédigé en 1961 la préface du fameux livre les Damnés de la terre du psychologue martiniquais, dans laquelle il loue la radicalité des idées qui y sont défendues sur la décolonisation.

En revanche, l’influence de Fanon sur les révolutionnaires afro-américains du mouvement Black Power a été peu étudiée, en particulier dans la littérature française.

Une vie brève, une influence considérable

Né en 1925 en Martinique, à l’époque colonie française, Frantz Fanon était un psychiatre noir dont la pensée a été profondément marquée par l’expérience vécue du racisme et du colonialisme européen. Installé, à partir de 1953, en Algérie pour exercer la psychiatrie, il y a reconnu des formes d’oppression familières, ce qui l’a amené, en 1955, à s’engager aux côtés du Front de libération nationale (FLN) et à soutenir activement la lutte pour l’indépendance algérienne face à la domination française.

Expulsé d’Algérie en 1957, Frantz Fanon voit son œuvre majeure, les Damnés de la terre, publiée à Paris en 1961, alors qu’il est atteint d’une leucémie en phase terminale et hospitalisé à Washington.

Fanon, de Jean-Claude Barny, sorti en avril 2025 dans l’Hexagone.

Cet ouvrage est une synthèse des enseignements qu’il a tirés de la guerre d’indépendance algérienne, destinée à éclairer et à inspirer les luttes anticoloniales à l’échelle mondiale. La traduction anglaise, parue en 1965, exerça une influence considérable sur les mouvements révolutionnaires noirs aux États-Unis.

Fanon, Malcolm X et la violence décoloniale

De nombreuses théories formulées par Fanon sur la violence révolutionnaire, envisagée comme un moyen de sensibilisation politique et d’autodétermination pour les peuples africains, ont trouvé un écho dans les discours de Malcolm X (1925-1965) au début des années 1960.

Figure centrale du militantisme radical afro-américain à cette époque, Malcolm X s’est distingué par son appel à la résistance active face à l’oppression raciale. Bien qu’aucune relation directe ne soit attestée entre Fanon et Malcolm X, leurs idées respectives présentent des convergences notables et ont été largement diffusées et reprises au sein des mouvements militants afro-américains.

Nés la même année, en 1925, Fanon et Malcolm X provenaient de contextes socio-économiques contrastés : Fanon était issu de la classe moyenne et a fait des études de médecine, tandis que le parcours de Malcolm Little, qui prendra le nom de Malcolm X au début des années 1950, a été marqué par une jeunesse difficile, un passage de sept années en prison et une éducation autodidacte.

Malgré ces trajectoires divergentes, une affinité intellectuelle et idéologique profonde les unissait. Tous deux défendaient une décolonisation radicale ainsi qu’une émancipation tant psychologique que physique des populations noires, et influencèrent durablement les mouvements de libération noire aux États-Unis et au-delà.

Fanon affirmait que la décolonisation impliquait nécessairement le recours à la violence pour démanteler les structures du colonialisme :

« Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants », écrit-il dans les Damnés de la terre.

Malcolm X reprenait cette vision lorsqu’il déclarait : « La révolution est sanglante, hostile, sans compromis ; elle renverse tout sur son passage. » À ses yeux, la condition des Noirs aux États-Unis était une forme de colonialisme interne, une perspective étroitement liée au concept de « colonialisme domestique » développé par Fanon.

Les Afro-Américains vus comme un peuple colonisé

Huey P. Newton et Bobby Seale, figures révolutionnaires afro-américaines, ont approfondi ces idées en donnant naissance, dans la seconde moitié des années 1960, au Black Panther Party (BPP) aux États-Unis. Ce mouvement révolutionnaire prônait l’autodéfense des Noirs et la justice sociale face au racisme et à la violence policière. Il s’inscrivait dans le mouvement Black Power en valorisant la fierté noire, l’autonomie communautaire et la résistance à l’oppression systémique. Bien qu’ils se réclamaient de l’héritage spirituel du nationalisme noir de Malcolm X, leur pensée fut fortement influencée par l’analyse de Frantz Fanon sur la lutte de libération algérienne.

Outre les Damnés de la terre, que chaque membre du parti devait lire, les cadres du BPP se sont également approprié des ouvrages tels que Peau noire, masques blancs, l’An V de la révolution algérienne et Pour la révolution africaine, dès leur traduction en anglais.

En intégrant les théories fanoniennes, Newton et Seale ont interprété la condition des Afro-Américains comme celle d’un peuple colonisé, justifiant ainsi le recours à l’autodéfense armée contre la violence policière dans les quartiers noirs, car ils y voyaient une forme légitime de résistance à une occupation.

Frantz Fanon affirmait que la violence coloniale déshumanisait les opprimés, et que la violence révolutionnaire permettait de restaurer leur dignité.

« La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force », explique-t-il dans « les Damnés de la terre ».

Cette violence originelle se renverse chez lui en une violence libératrice porteuse d’un nouvel ordre politique. Pour Fanon, elle constitue un outil d’émancipation psychologique, permettant aux opprimés de surmonter l’aliénation et le sentiment d’infériorité.

De manière analogue, les nationalistes noirs américains ont établi un lien entre la condition des colonisés et celle des Afro-Américains dans les ghettos urbains, défendant des moyens révolutionnaires pour affranchir ces communautés. Influencés par Fanon, les militants du Black Power considéraient les quartiers noirs comme des colonies internes soumises à un pouvoir blanc extérieur, qu’ils qualifiaient d’« impérialisme communautaire ».


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Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon propose un cadre idéologique pour les luttes anticoloniales, appelant à mobiliser en première ligne le lumpenprolétariat, ces couches marginalisées, souvent criminalisées ou exclues du système productif. À partir de l’expérience algérienne, Fanon montre que ces individus, non intégrés aux structures coloniales, sont particulièrement susceptibles de s’engager dans la lutte armée. Contrairement à Marx, qui considérait le lumpenprolétariat (ou, « sous-prolétariat ») comme dépourvu de conscience révolutionnaire, Fanon y voit une force potentiellement subversive, à condition qu’elle connaisse un éveil politique.

Cette revalorisation des marges a profondément influencé les mouvements noirs radicaux tels que les Black Panthers. Des figures comme Huey P. Newton et Eldridge Cleaver ont affirmé que le lumpenprolétariat noir – chômeurs, travailleurs informels ou anciens détenus – représentait une avant-garde plus révolutionnaire que la classe ouvrière blanche, souvent perçue comme complice de l’ordre établi.

Actualité et pertinence de la pensée de Fanon

Le mouvement Black Power a permis de faire des idées de Frantz Fanon une référence mondiale dans la lutte contre le racisme, l’impérialisme et le néocolonialisme, au-delà de leur contexte algérien. Il a contribué à faire de Fanon l’un des plus grands penseurs révolutionnaires.

La pertinence actuelle de la pensée de Frantz Fanon se manifeste dans des mouvements contemporains tels que Black Lives Matter (BLM) et dans les luttes anticoloniales en cours. Leurs critiques du racisme systémique, du colonialisme et leur appel à l’action radicale s’inscrivent dans la continuité de la pensée fanonienne, qui continue d’inspirer des militants à l’échelle mondiale.

L’engagement international du mouvement BLM en faveur de la justice sociale reflète la vision de Fanon, en particulier dans l’exigence du démantèlement des structures oppressives telles que le racisme systémique, les inégalités économiques et les violences policières institutionnalisées.

Par ailleurs, l’influence de Fanon se manifeste bien sûr au-delà des mouvements noirs américains ; on le constate notamment dans la reprise régulière de certains de ses arguments par les animateurs de nombreux mouvements pro-palestiniens.

The Conversation

Nour El Houda Laib ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Auteur : Nour El Houda Laib, PhD graduate, Centre de Recherches Anglophones (CREA), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

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Artia13

Bonjour ! Je m'appelle Cédric, auteur et éditeur basé à Arles. J'écris et publie des ouvrages sur la désinformation, la sécurité numérique et les enjeux sociétaux, mais aussi des romans d'aventure qui invitent à l'évasion et à la réflexion. Mon objectif : informer, captiver et éveiller les consciences à travers mes écrits.

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