Poutine met en scène la bombe : entre bluff stratégique et théâtre de la peur
Depuis février 2022, la menace du recours à l’arme nucléaire n’est plus qu’un souvenir datant de la guerre froide. Elle est redevenue un élément à part entière du discours de Vladimir Poutine, de son gouvernement et de ses propagandistes. Le régime russe use d’une rhétorique composée de menaces ambiguës, implicites ou explicites, et de mises en alerte anxiogènes. La Russie brandit l’atome non pas pour détruire l’ennemi ukrainien voire otanien, mais avant tout pour faire peur. Dans une guerre où les bombes tombent sur l’Ukraine, c’est dans les esprits occidentaux que l’arme nucléaire cherche à produire de l’effet. Comment interpréter cette posture agressive, résurgence d’un passé que l’on croyait révolu ?
Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, Vladimir Poutine a à plusieurs reprises évoqué, de manière directe ou allusive, la possibilité que son pays emploie l’arme nucléaire si la sécurité de la Fédération de Russie venait à être menacée.
Cette rhétorique – utilisée par le chef de l’État russe, mais aussi par des membres de la Douma, et portée à son paroxysme par des responsables comme Dmitri Medvedev (ancien président, de 2008 à 2012, aujourd’hui secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de la Russie) ou encore par les médias du pays –, a ressuscité une atmosphère anxiogène parmi les gouvernements menacés, voire parmi les opinions publiques informées. Et cela, d’autant plus que ces déclarations ont été accompagnées de grandiloquentes mises en alerte des forces nucléaires. Bien que ces mises en alerte soient symboliques (la dissuasion impose par construction que les forces nucléaires soient en mesure d’agir en permanence), elles ont néanmoins renforcé, et c’était bien l’objectif un climat d’incertitude.
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Les menaces russes sont le fruit d’un discours élaboré au fil des vingt-cinq dernières années. Poutine cherche à rendre à son pays une stature qu’il avait perdue depuis la fin de la guerre froide, à restaurer sa puissance et sa grandeur et, donc, à susciter la crainte. Pour ce faire, le registre utilisé est celui de la force et de l’invocation du droit de la Russie de se défendre contre une agression fantasmée de l’Occident dont l’extension de l’Otan vers l’Est serait l’une des premières expressions.
Dans ce cadre, l’arme nucléaire n’est plus seulement un outil de dissuasion mais devient également un outil actif de pression et d’intimidation, dans une confrontation aux multiples facettes, non seulement militaire mais aussi psychologique et informationnelle.
L’effet recherché de ces références, explicites ou implicites, à l’usage de l’arme nucléaire est double : il s’agit de provoquer la crainte de l’adversaire, voire sa paralysie, et d’entretenir un climat d’imprévisibilité. Ce n’est certes pas la première fois que le régime de Poutine mobilise cette rhétorique. Elle a déjà été employée à petite échelle lors de la guerre en Géorgie en 2008 et lors de l’annexion de la Crimée en 2014, mais jamais avec une telle agressivité et régularité.
À travers la menace nucléaire, Poutine cherche à influencer la psychologie de l’adversaire, à rendre flous les repères stratégiques datant de la guerre froide et à affirmer sa propre centralité dans les équilibres globaux.
Quelle crédibilité accorder à la menace ?
La Russie est la première puissance nucléaire mondiale en nombre d’ogives, devant les États-Unis, avec plus de 4 380 ogives prêtes à l’emploi et opérationnelles en 2024, selon les estimations. Son arsenal, très complet, comprend des missiles intercontinentaux, des sous-marins lanceurs d’engins, des bombardiers stratégiques, mais aussi des armes nucléaires dites « tactiques », conçues pour être utilisées sur un théâtre d’opérations limité, notamment en cas de tournure défavorable d’une guerre conventionnelle.
L’éventualité d’une frappe « limitée » qui permettrait de briser la résistance ukrainienne fait partie du « narratif » russe depuis l’attaque de février 2022. Il est nécessaire de comprendre que ce type de déclarations plus ou moins claires ont également pour but d’intimider les Occidentaux. D’ailleurs, Moscou laisse (ou incite) les propagandistes les plus extrémistes des médias russes menacer l’Europe de frappes stratégiques contre ses principales capitales. Mais le scénario d’une frappe tactique sur le sol ukrainien n’est que très peu crédible, pour plusieurs raisons que nous avons déjà explorées dans un article précédent : le risque d’escalade incontrôlé serait très élevé, de même que le risque d’isolement de la Russie sur la scène internationale, où elle perdrait alors certainement l’appui de la Chine et de l’Inde. Enfin, sur un plan strictement militaire, l’impact serait limité vis-à-vis de l’armée ukrainienne, en raison de la dispersion des troupes de celle-ci. Le gain – très discutable – d’une frappe tactique sur le sol ukrainien serait nettement inférieur aux conséquences extrêmement néfastes d’une telle initiative pour les Russes sur les plans politique et diplomatique.
Certes, il existe parmi les spécialistes un débat sur la doctrine nucléaire de Moscou. Certains experts considèrent que la doctrine russe dite de « l’escalade pour désescalader » (frapper un grand coup pour éteindre la guerre) inclut la possibilité de l’usage du nucléaire tactique afin d’imposer une pax rusica. D’autres spécialistes estiment, quant à eux, que les Russes continuent de voir dans l’arme nucléaire « un dernier recours », à l’image de la doctrine française. En tout état de cause, ce débat sert les intérêts russes, car il permet à Moscou de conserver une marge de manœuvre stratégique importante du fait du flou pesant sur ses intentions réelles.
Une stratégie bien connue : faire peur pour figer l’adversaire
Vladimir Poutine utilise un procédé bien connu depuis l’époque de la guerre froide : le maniement de la terreur qu’engendre de manière instinctive l’évocation même de l’arme nucléaire. Il s’agit moins d’utiliser l’arme au sens physique du terme que de mettre dans la tête de l’adversaire la certitude qu’on pourrait le faire – et cela, afin de le paralyser, voire s’il est menaçant ou en préparation active d’un conflit, de le faire reculer.
Dans cette optique, l’ambiguïté est centrale car celle-ci accentue la peur. Poutine, qui est à distinguer des propagandistes ou d’hommes de second plan comme Medvedev, n’a jamais déclaré de manière claire qu’il était sur le point d’utiliser l’arme. Mais il entretient consciencieusement le doute.
Une telle posture a été suffisante pour que, sous Joe Biden, les États-Unis n’aillent pas jusqu’à aider militairement l’Ukraine au-dessus d’un niveau que les Russes auraient pu considérer comme inacceptable. L’élément à comprendre est que ce point inacceptable n’est peut-être pas celui de Poutine (qui connaît ses « lignes rouges » ?) mais celui que les Américains ont défini comme possible. Une telle approche explique pourquoi par exemple, Washington n’a fourni à l’Ukraine que 31 chars lourds Abrams, alors que des milliers sont stockés et non utilisés aux États-Unis. De plus, en entretenant l’inquiétude, le Kremlin affaiblit la solidarité transatlantique dans la mesure où s’opère une divergence entre les pays de l’Otan sensibles à la menace et d’autres plus agressifs face à une rhétorique russe en laquelle ils ne croient pas.
La menace nucléaire russe sert également à compenser l’infériorité conventionnelle de la Russie par rapport à l’Otan. Dans ce cadre, l’approche russe s’apparente aux techniques de dissuasion asymétrique.
Jusqu’où Poutine est-il prêt à aller ?
L’ambiguïté qu’induit la posture russe implique naturellement une question lancinante : Poutine bluffe-t-il totalement, ou existe-t-il un seuil de tolérance au-delà duquel il pourrait réellement utiliser l’arme de manière physique ? Sa persistance dans sa volonté de poursuivre la guerre en Ukraine, la mission quasi mystique qu’il s’est donnée dans le cadre de son « opération militaire spéciale » et de la survie de son régime rend cette question particulièrement épineuse.
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Mais Poutine est rationnel, pas nécessairement dans son rapport aux objectifs militaires mais au sens où il calcule un rapport coût/bénéfice de ses actions. Son calcul pourrait être le suivant et finalement assez logique : si la situation militaire ne l’incite pas à utiliser l’arme, il ne le fera pas.
En revanche, si la Russie est acculée, son régime en danger, le recours au nucléaire pourrait être une option, certes extrême, improbable et nihiliste mais à la probabilité non nulle. Tant qu’il pense pouvoir gagner sans utiliser l’arme, ou qu’il pense que son emploi déclencherait une réaction qui mettrait son pouvoir en danger, il ne l’utilisera pas.
Ce que cela dit du monde d’aujourd’hui
La dissuasion nucléaire entre le bloc occidental et la Russie a pu paraître obsolète depuis la fin de la guerre froide. Les arsenaux nucléaires étaient plus vus comme une rémanence de la guerre froide que comme un outil à l’utilité palpable. L’agression russe en Ukraine montre que cette vision ne prenait pas en compte une réalité que l’on a voulu oublier : la Russie a toujours été une puissance impérialiste. Dans ce cadre, la dissuasion est loin d’être un concept dépassé, relevant d’un temps révolu ; elle est redevenue une forme de langage courant entre grandes puissances dotées. La Russie l’instrumentalise, la Chine développe son arsenal, les États-Unis le réévaluent, et des puissances régionales comme la Corée du Nord ou l’Iran s’en dotent ou rêvent de s’en doter.
De manière décevante, les institutions multilatérales comme l’ONU voire l’OSCE, issues de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne réussissent pas à encadrer la violence. La réapparition de l’arme nucléaire comme outil de coercition, et d’éventuelles nouvelles invasions engagées dans le cadre de « sanctuarisations agressives » montrent que la stabilité du monde repose à nouveau de plus ou en plus sur la peur et non sur des règles partagées.
L’arme nucléaire montre donc son ambivalence : elle est à la fois un facteur d’équilibre, dont les Ukrainiens font les frais, mais aussi un facteur de peur et de déstabilisation. Le réarmement généralisé dont font l’objet l’Europe et d’autres parties du monde en sont l’expression concrète, tout comme les réflexions relatives à une extension de la garantie nucléaire par la France.
Une peur utile ?
L’utilisation de l’arme nucléaire par Poutine est peu probable. Mais la peur que cette utilisation survienne existe. Ce sentiment, naturel face à des dictatures agressives, ne doit pas nous transformer en agneaux. Elle doit, au contraire, nous inciter à adopter une posture sérieuse, nous engager à la lucidité stratégique, nous pousser à promouvoir une meilleure coordination entre alliés, à imaginer de nouvelles solutions de protection face aux dégâts que provoque l’administration Trump dans la crédibilité dissuasive de l’Otan.
Poutine est un homme évoluant dans un univers mental qui nous est difficilement accessible mais qui comprend le langage du rapport de force. Les Européens ne doivent pas céder à l’intimidation, tout en laissant toute sa place à un dialogue visant à la désescalade.
Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Auteur : Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES – UCLy (Lyon Catholic University)
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